Les Cardons
Nouvelle en trois parties d'environ 500 mots chacune.
Première partie
Ils s'appellent khorchef chez nous, en Afrique du Nord ; ils arrivent quand partent les grandes chaleurs ; au souk, leurs touffes de plus d'un mètre cinquante étalées avec exubérance sur les charrettes des vendeurs, qui les ramènent des campagnes environnantes, forment de hauts tas verdoyants autour desquels les gens se pressent.
Le khorchef, le peuple l'aime, comme il aime sa culture : pas dans un musée, pas dans une assiette servie par un grand chef, mais à la maison, en famille, tous réunis autour d'une table ronde, depuis les enfants en bas âge jusqu'aux vieux édentés.
Hajja Mimouna se pressait elle aussi à l'étal, paya ses deux bottes et rentra. Elle avait tout juste fini de préparer le déjeuner quand l'adhan appela à la prière du zénith et amena ses deux fils, leurs femmes et les enfants. Le pêle-mêle qui suivit était fait de joyeuses salutations, d'embrassades, d'ablutions, de prières, de rires, et ne retomba que lorsque le repas arriva sur la table.
On sert dans un grand plat de porcelaine chinoise ou de terre cuite produit par l'artisanat régional. Ce plat est posé au centre de la table, puis un peu rapproché vers les plus jeunes dont les petits bras n'ont pas encore l'envergure de ceux de leurs aînés.
La plus petite était Suraya, qui reçut une tape paternelle sur la menotte tendue pour l'avoir plongé avant celle de la doyenne dans le repas. « Bismillah ! » dit précipitamment Hajja Mimouna et trempa sa bouchée de pain dans la sauce, afin d'éviter à la fillette une nouvelle réprimande. La vieille dame était troublée ; elle observait les cardons, qui avaient quelque chose de provocateur dans la couronne un peu trop ferme qu'ils formaient autour de la viande.
On mange ainsi : les grands pains ronds sont rompus en parts copieuses distribuées à chaque mangeur, qui en arrache des petites bouchées à l'aide desquelles il saisit la nourriture et la maintient avec le pouce. Parfois, le plat n'offre pas le format sur mesure ; les cardons, par exemple, coupés en tronçons de 5 à 8 centimètres de longueur, doivent être redimensionnés à l'aide de la bouchée de pain, qui s'enfonce alors dans la chair tendre et prélève juste ce qu'il faut.
Souraya essayait de prendre juste ce qu'il fallait du cardon, mais, après de vaines tentatives, saisit la carde entre pouce et index et y croqua à pleines dents. Elle croqua... Le cardon était aussi craquant qu'une poire pas mûre. Tout le monde à présent croquait...
– Hajja ! Ça manque un peu de cuisson...
– C'est bien la première fois, Hajja, toi qui le prépares si bien d'habitude !
– Peut-être tu les as ajoutés trop tard dans la marmite, Hajja. Le cardon, ça se met au début, avec la viande.
– Tu les as achetés bien frais, au souk ? Le vendeur t'aura entourloupée, Hajja...
Mais elle savait bien, elle, qu'elle les avait achetés comme toujours, et qu'elle les avait préparés comme toujours. Elle se taisait, un peu gênée, ne comprenant pas pourquoi la viande était à point et les légumes non.
Salima Salam aime ce message
MarquiseLun 13 Nov - 11:36