..."Henri, c'était la gentillesse même. Regarde les photos, regarde ses yeux.
Il était doux, drôle, intelligent, bienveillant. Un fils de Napolitains. Et un guitariste
d'exception.
Je l'ai rencontré sur Saint-Tropez Blues dont il avait composé la musique avec
un autre mec. Crolla me fascinait. Il avait accompagné Montand, il était ami
avec Jacques Prévert et Paul Grimault, il avait présenté Piaf à Moustaki...
C'était un poète au regard tendre et au sourire enfantin. Très vite, on a accroché.
Je rencontrais un ami authentique, le premier qui me respectait vraiment. Un homme
qui m'aimait comme un père. Avec lui, la vie devenait soudain plus légère, très joyeuse.
On riait. On écoutait du jazz. Et tous les jours, on jouait de la guitare. Il me montrait
des accords.
Le tournage de Saint-Tropez Blues devait être en juillet-août 60 ; en septembre,
j'enchaînais avec Le bonheur est pour demain. Henri me dit : "Je sais que tu vas faire
un film dans lequel ton personnage a un ami guitariste. J'aimerais tellement jouer ce
rôle." C'est ce qui s'est passé.
Le bonheur est pour demain, c'est l'histoire d'un jeune homme qui largue sa famille
pour découvrir la vie sur les chantiers navals de Saint-Nazaire. Il y rencontre un ouvrier
- joueur de guitare - qui décide de veiller sur lui. Et une fille, dont il tombe amoureux.
La fiction n'est pas si éloignée de la réalité : à Saint-Nazaire, j'ai rencontré Irène...
Henri m'a fait un bien fou. Pendant qu'on tournait, il avait glissé un mot sous la porte
de ma chambre. "Tu es un grand artiste, sois sûr de ça. Et un jour, tu seras un grand
musicien."
Henri était marié, avait deux enfants. À la fin du film, je me suis installé chez eux.
Colette, sa femme, m'a raconté qu'il disait : "J'ai trois enfants, et l'aîné me cause des
inquiétudes car il doit faire son service militaire : je cherche un moyen pour qu'il ne
parte pas en Algérie." C'est drôle, en si peu de temps, on s'était trouvés. Comme un
père et son fils.
Parfois, il se mettait à tousser. Il allait mal mais ne se plaignait jamais. Henri, il
souriait tout le temps. C'est lui qui m'a appris à ne pas dire quand on est malade.
Pour mes vingt ans, il a voulu m'offrir une guitare. Mon anniversaire était le 18
octobre, il devait se faire opérer des poumons le 17. "Je vais aller à l'hôpital. Rien
de grave, mais je vais te donner ton cadeau à l'avance parce qu'il est prêt. Ça ne
sert à rien d'attendre." Quand il m'a offert la guitare, j'étais un peu déçu. Je pensais
que ce serait une Selmer, comme la guitare de Django - et la sienne. Mais non : il
m'a offert une Di Mauro, d'un luthier italien. Je l'ai essayée, elle était difficile à jouer.
Il a vu que j'étais troublé. "Donne-la-moi..." Sous mes yeux, il a joué divinement bien.
"Tu vas voir. Dans vingt ans, trente ans, elle aura un son magnifique. Il faut que tu en
joues, que tu la fasses tienne."
Le jour de son opération, Henri m'a envoyé un télégramme. "Surtout, ne t'inquiète
pas, ce n'est rien", avec, dessiné, un soleil qui rigole. Je l'ai gardé longtemps.
Ce soir-là, Pierre Goupil et sa femme Odette m'ont invité à dîner avec Romain,
Sophie et Caroline, leurs enfants. C'était le 17 octobre 1960. Ils voulaient m'entourer.
Ils avaient compris que c'était grave. Dans la soirée, Irène a téléphoné. Ils me l'ont
passée. J'entends encore sa voix : "Henri est mort". Une peine énorme m'est tombée
dessus. Je devenais fou. Je suis sorti et je me suis mis à courir dans la rue. Quand
je suis revenu, Irène était arrivée.
Henri avait un cancer des poumons, il est mort pendant l'opération. Il savait qu'elle
était risquée. Il ne s'est pas réveillé.
Pendant des années, il avait joué dans des boîtes de jazz enfumées. Lui-même fu-
mait. Voilà. Il avait quarante ans.
Le jour de son enterrement, Yves Montand savait qui j'étais. Au cimetière, il m'a
regardé et pris dans ses bras..."
Jacques range ses guitares dans des étuis posés les uns contre les autres,
sous l'escalier qui mène au premier étage. Une dizaine de guitares patientent là.
Il a ouvert un étui. Un deuxième. Le troisième protégeait la guitare de Crolla.
Il l'a regardée. Il l'a caressée.
Il l'a respirée.
Il aurait pu tenir une femme entre ses mains, c'eût été pareil. Sans doute.
Elle est belle, hein ? Tu vois, sa caisse est bombée. Elle est tout en courbes. On voit
qu'elle a été travaillée, creusée. Chaque fois que des gitans l'ont vue, ils m'ont dit :
"Quelle chance, tu as une Di Mauro !" Ils la connaissent tous. C'est une guitare de
grande valeur.
Quand Henri me l'a offerte, elle était neuve. À force de l'avoir grattée, sa caisse est
tout usée. Mais écoute ce son, il voyage toujours..."
Jacques Higelin et Valérie Lehoux - "Je vis pas ma vie, je la rêve " 2015
L'amitié à quatre mains :
https://m.youtube.com/watch?v=v8BpUfsZHC0
Jihelka aime ce message
LYDIE MARAISSam 20 Juil - 13:46