Jean-Henri Fabre 






Né en 1823, mort en 1915, Fabre a vécu en Provence et en Corse. Il a tissé des liens avec certains grands noms de son époque et reçu nombre de distinctions pour ses ouvrages et ses découvertes scientifiques, qu'il présentait avec le langage d'un poète. Il était en particulier entomologiste, c'est-à-dire qu'il étudiait les insectes. Il a beaucoup critiqué ceux de ses collègues qui se contentaient de classifier les insectes après les avoir méthodiquement épinglés sur des tableaux de liège, quand lui s'occupait de voir vivre les animaux, de décrire leur comportement et, si possible, de l'expliquer scientifiquement. Il passait de longues heures à dénicher les spécimens qui l'intéressaient, tantôt patientait des années avant de pouvoir se prononcer sur la technique de chasse d'un insecte particulier, et observait inlassablement le petit monde, dans des conditions parfois éreintantes. 
 
Pour présenter Fabre, je n'épinglerai pas ses médailles et fonctions sur une page blanche. Laissons aux encyclopédies le soin de procéder ainsi. Mais je le laisserai parler, de ses belles phrases formées avec soin et intelligence, précision et élégance. 
 
Toutes les citations suivantes sont extraites des Souvenirs entomologiques, de Jean-Henri Fabre. 
 


Le festin du bousier :
 
Or cette admirable métamorphose de l'ordure doit s'accomplir dans le plus bref délai : la salubrité générale l'exige. Aussi le Scarabée est-il doué d'une puissance digestive peut-être sans exemple ailleurs. Une fois en loge avec des vivres, jour et nuit il ne cesse de manger et de digérer jusqu'à ce que les provisions soient épuisées. La preuve en est palpable. Ouvrons la cellule où le bousier s'est retiré de ce monde. À toute heure du jour nous trouverons l'insecte attablé, et derrière lui, appendu encore à l'animal, un cordon continu grossièrement enroulé à la façon d'un tas de câbles. Sans explications délicates à donner, aisément on devine ce que le dit cordon représente. La volumineuse boule passe, bouchée par bouchée, dans les voies digestives de l'insecte, cède ses principes nutritifs, et reparaît du côté opposé filée en cordon. Eh bien, ce cordon sans rupture, souvent d'une seule pièce, toujours appendu à l'orifice de la filière, prouve surabondamment, sans autres observations, la continuité de l'acte digestif.
 
 
Les larves se nourrissent de matière vivante, non de cadavres : 
 
Encore une remarque. Il faut de rigueur viande fraîche aux larves de l'Hyménoptère. Si la proie était emmagasinée intacte dans le terrier, en quatre à cinq jours elle serait cadavre livré à la pourriture ; et la larve, à peine éclose, ne trouverait pour vivre qu'un amas corrompu ; mais piquée de l'aiguillon, elle est apte à se maintenir en vie de deux à trois semaines, temps plus que suffisant pour l'éclosion de l'oeuf et le développement du ver. La paralysie a ainsi double résultat : immobilité des vivres pour ne pas compromettre l'existence du délicat vermisseau, longue conservation des chairs pour assurer à la larve saine nourriture. P 141
 
 
Pullulez, Insectes ! 
 
Partez, méfiez-vous de la Mante religieuse qui médite votre perte sur la tête fleurie des chardons, prenez garde au Lézard qui vous guette sur les talus ensoleillés ; allez en paix, creusez vos terriers, poignardez savamment vos Grillons et faites race, afin de procurer un jour à d'autres ce que vous m'avez valu à moi-même : les rares instants de bonheur de ma vie. p 102
 


Où l'on traite de collègues entomologistes :
 
Par malheur ici les documents sont rares, et pour la plupart des espèces font même totalement défaut. Cette regrettable lacune a pour cause, avant tout, la superficielle méthode généralement adoptée. On prend un insecte, on le transperce d'une longue épingle, on le fixe dans la boîte à fond de liège, on lui met sous les pattes une étiquette avec un nom latin, et tout est dit sur son compte. Cette manière de comprendre l'histoire entomologique ne me satisfait pas. Vainement on me dira que telle espèce a tant d'articles aux antennes, tant de nervures aux ailes, tant de poils en une région du ventre ou du thorax ; je ne connaîtrai réellement la bête que lorsque je saurai sa manière de vivre, ses instincts, ses moeurs. p 104
 
 
Sympathies et antipathies :
 
Ces kakerlacs, ne sont autre chose que des blattes, dont une espèce hante nos habitations. Qui ne connaît cet insecte puant, qui, de nuit, grâce à son corps aplati comme le serait celui d'une énorme punaise, se glisse par les interstices des meubles, par les fentes des cloisons et fait irruption partout où il y a des provisions alimentaires à dévorer ? Voilà la blatte de nos maisons, dégoûtante image de la non moins dégoûtante proie chérie du Chlorion. p 105
 
 
Talent de conteur :
 
Deux naïfs conscrits surviennent, récemment tondus, avec cette incomparable tournure d'automates que donnent les premiers jours de caserne. Ils devisent entre eux, parlant sans doute du pays et de la payse. p 107
 
 
Critique de la théorie de l'évolution : 
 
Rabaisser l'homme, exalter la bête pour établir un point de contact, puis un point de fusion, telle a été, telle est encore la marche générale dans les hautes théories en vogue de nos jours.
 
Ah ! combien, dans ces sublimes théories, engouement maladif de l'époque, ne trouve-t-on pas, magistralement affirmées, de preuves qui, soumises aux lumières expérimentales, finiraient dérisoirement comme le Sphex du docte Érasme Darwin. p 115
 
 
Provençal dans l'âme :
 
Un seul le surpasse dans l'art de se faire gras. C'est son contemporain d'émigration, autre passionné consommateur d'insectes : le Pipit des buissons, ainsi que le dénomment absurdement les nomenclateurs, tandis que le dernier de nos pâtres n'a jamais hésité à l'appeler le Grasset, l'oiseau gras par excellence. p 172
 
 
Amour du détail et de la description :
 
L'éphippigère, qui porte sur le dos son instrument de musique, deux aigres cymbales en forme d'écailles concaves, et qui traîne lourdement son ventre obèse, annelé de vert tendre et de jaune beurre, avec une longue dague au bout ; p 104

L'on connaît la fable de La Cigale et la Fourmi. Voyons ce qu'en dit l'entomologiste : 
 
La plupart ignorent le chant de la Cigale, cantonnée dans la région de l'olivier ; nous savons tous, grands et petits, sa déconvenue auprès de la Fourmi. A quoi tient donc la renommée ! Un récit de valeur fort contestable, où la morale est offensée tout autant que l'histoire naturelle, un conte de nourrice dont tout le mérite est d'être court, telle est la base d'une réputation qui dominera les ruines des âges tout aussi crânement que pourront le faire les bottes du Petit Poucet et la galette du Chaperon Rouge. [...]
Essayons de réhabiliter la chanteuse calomniée par la fable. C'est une importune voisine, je me hâte de le reconnaître. Tous les étés, elle vient s'établir par centaines devant ma porte, attirée qu'elle est par la verdure de deux grands platanes ; et là, du lever au coucher du soleil, elle me martèle de sa rauque symphonie. Avec cet étourdissant concert, la pensée est impossible ; l'idée tournoie, prise de vertige, incapable de se fixer. Si je n'ai pas profité des heures matinales, la journée est perdue.
Ah ! bête ensorcelée, plaie de ma demeure que je voudrais si paisible ; on dit que les Athéniens t'élevaient en cage pour jouir à l'aise de ton chant. Une passe encore, pendant la somnolence de la digestion ; mais des centaines, bruissant à la fois et vous tympanisant l'ouïe lorsque la réflexion se recueille, c'est un vrai supplice ! Tu fais valoir pour excuse tes droits, de première occupante. Avant mon arrivée, les deux platanes t'appartenaient sans réserve ; et c'est moi qui suis l'intrus sous leur ombrage. D'accord : mets néanmoins une sourdine à tes cymbales, modère tes arpèges, en faveur de ton historien.
La vérité rejette comme invention insensée ce que nous dit la fabuliste. Qu'il y ait parfois des relations entre la Cigale et la Fourmi, rien de plus certain ; seulement ces relations sont l'inverse de ce qu'on nous raconte. Elles ne viennent pas de l'initiative de la première, qui n'a jamais besoin du secours d'autrui pour vivre ; elles viennent de la seconde, rapace exploiteuse, accaparant dans ses greniers toute chose comestible. En aucun temps, la Cigale ne va crier famine aux portés des fourmilières, promettant loyalement de rendre intérêt et principal ; tout au contraire, c'est la Fourmi qui, pressée par la disette, implore la chanteuse. Que dis-je, implore ! Emprunter et rendre n'entrent pas dans les moeurs de la pillarde. Elle exploite la Cigale, effrontément la dévalise. Expliquons ce rapt, curieux point d'histoire non encore connu.
En juillet, aux heures étouffantes de l'après-midi, lorsque la plèbe insecte, exténuée de soif, erre cherchant en vain à se désaltérer sur les fleurs fanées, taries, la Cigale se rit de la disette générale. Avec son rostre, fine vrille, elle met en perce une pièce de sa cave inépuisable. Etablie, toujours chantant, sur un rameau d'arbuste, elle fore l'écorce ferme et lisse que gonfle une sève mûrie par le soleil. Le suçoir avant plongé par le trou de bonde, délicieusement elle s'abreuve, immobile, recueillie, tout entière aux charmes du sirop et de la chanson.
Surveillons-la quelque temps. Nous assisterons peut-être à des misères inattendues. De nombreux assoiffés rôdent, en effet ; ils découvrent le puits que trahit un suintement sur la margelle. Ils accourent, d'abord avec quelque réserve, se bornant à lécher la liqueur extravasée. Je vois s'empresser autour de la piqûre melliflue des Guêpes, des Mouches, des Forficules, des Sphex, des Pompiles, des Cétoines, des Fourmis surtout.
Les plus petits, pour se rapprocher de la source, se glissent sous le ventre de la Cigale, qui, débonnaire, se hausse sur les pattes et laisse passage libre aux importuns ; les plus grands, trépignant d'impatience, cueillent vite une lippée, se retirent, vont faire un tour sur les rameaux voisins, puis reviennent, plus entreprenants. Les convoitises s'exacerbent ; les réservés de tantôt deviennent turbulents agresseurs, disposés à chasser de la source le puisatier qui l'a fait jaillir.
En ce coup de bandits, les plus opiniâtres sont les Fourmis. J'en ai vu mordiller la Cigale au bout des pattes ; j'en ai surpris lui tirant le bout de l'aile, lui grimpant sur le dos, lui chatouillant l'antenne. Une audacieuse s'est permis, sous mes yeux, de lui saisit le suçoir, s'efforçant de l'extraire.
Ainsi tracassé par ces nains et à bout de patience, le géant finit par abandonner le puits. Il fuit en lançant aux détrousseurs un jet de son urine. Qu'importe à la Fourmi cette expression de souverain mépris ! Son but est atteint. La voilà maîtresse de la source, trop tôt tarie quand ne fonctionne plus la pompe qui la faisait sourdre. C'est peu, mais c'est exquis. Autant de gagné pour attendre nouvelle lampée, acquise de la même manière dès que l'occasion s'en présentera.
On le voit : la réalité intervertit à fond les rôles imaginés par la fable. Le quémandeur sans délicatesse, ne reculant pas devant le rapt, c'est la Fourmi ; l'artisan industrieux, partageant volontiers avec qui souffre, c'est la Cigale. Encore un détail, et l'inversion des rôles s'accusera davantage. Après cinq à six semaines de liesse, long espace de temps, la chanteuse tombe du haut de l'arbre, épuisé par la vie. Le soleil dessèche, les pieds des passants écrasent le cadavre. Forban toujours en quête de butin, la Fourmi le rencontre. Elle dépèce la riche pièce, la dissèque, la cisaille, la réduit en miettes, qui vont grossir son amas de provisions. Il n'est pas rare de voir la Cigale agonisante, dont l'aile frémit encore dans la poussière, tiraillée, écartelée par une escouade d'équarrisseurs. Elle en est toute noire. Après ce trait de cannibalisme, la preuve est faite des vraies relations entre les deux insectes.

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Virtus verborum amo.