Je suis au boulot, là. Tu penses bien que suis pas censé écrire. C’est plus fort que moi. Pourtant mon job m’intéresse, mais une fulgurance, ça se maîtrise pas, un besoin qui dépasse mon intérêt pour le travail.
C’est même pas que j’aie quoique ce soit à dire, non. J’ouvre mon téléphone, j’ouvre Word, et je sais qu’il n’y a plus que ça qui compte. Attends, je te promets pas du Zola. La question n’est pas là. Je te promets juste du brut de décoffrage parce que ça dégouline de tous les côtés, comme le béton par les interstices de son coffrage.
Je pense à mon chat. On a tout dit sur les chats, oui, je sais, que dire de neuf ? Rien. Juste que je pense à lui. Après une espèce de petite intro vite fait sur le vice de l’écriture, enfin, la mienne, je m’embarque vers autre chose et ça commence par mon chat. Je suis gaga. Mais non, je vais pas te parler de mon chat, rassure-toi.
Honnêtement, j’ai oublié son prénom alors on va lui en donner un fictif : Roland.
Roland et moi, on s’est retrouvés à travailler pour le même patron, c’est comme ça qu’on s’est connus. Une connaissance d’une copine m’avait trouvé ce job, et je ne sais pas comment Roland s’était retrouvé là, mais on avait commencé ensemble, tous les deux au black, pour une mission précise : démanteler complètement un atelier de mécanique, machine par machine, pièce par pièce, pour ensuite le remanteler ailleurs, machine etc.
On avait facilement sympathisé, Roland et moi. On connaissait tous les deux les mêmes merdes, dépression, angoisses, psychose, bref. On parlait souvent de psychanalyse, on comparait les doigts de pied de Jung à ceux de Freud, ça nous faisait passer les journées plus vite. Un jour, je vais essayer de le raconter aussi bien que ma mémoire me le permet, un jour je me retrouve grimpé en haut d’une grosse machine que faut pas me demander à quoi elle servait, et Roland, Gérald, ça me revient, pas Roland, Gérald était en bas, de l’autre côté de la machine en train de bricoler comme moi. Au point où j’en étais, il fallait que je démonte une barre horizontale en acier, deux mètres de long, cinq ou six centimètres de diamètre, qui était en haut de la machine, tenant par quatre grosses vis qui la traversaient diamétralement et étaient vissées horizontalement au corps de la machine, espacées d’une soixantaine de centimètres. Je défais une vis. Je défais une autre vis, de l’autre côté, je reviens à l’autre bout pour défaire une troisième vis, tranquillou, il reste une vis pour tenir la barre et après j’aurai besoin de mon pote pour tenir la barre au moment d’enlever la quatrième vis. Sauf que non, j’ai bien enlevé la troisième vis mais mon pote s’est immédiatement pris la barre sur le crâne. La quatrième vis avait juste fait pivot. Un pivot autour duquel la barre avait tourné pour s’abbatre sur la tête de Gérald. Il a pas moufté, il s’est juste tenu la tête à deux mains et il s’est écroulé. J’ai eu peur qu’il soit mort. Je suis vite descendu de là-haut, me maudissant d’avoir été aussi con. Il bougeait encore, et il commençait à râler. Pas râler pas content, non, râler arghargh bobo. J’´ai été soulagé : il était conscient. Il lui a fallu plusieurs minutes pour vraiment revenir à lui. J’arrêtais pas de me confondre en excuses, de me traiter de con, comme si ça lui ferait moins mal. Le plus dingue, c’est qu’il m’en voulait pas. Il avait juste mal. Le pauvre venait de se prendre plusieurs kilos d’acier en barre sur la cabeza, il avait le droit de pas être bien. Maintenant fallait s’assurer qu’y avait rien de cassé, pas de trauma. Faut que je précise, le patron était pas là, fallait trouver un toubib fissa, à une époque où les portables n’existaient pas. Je sais plus comment, on a trouvé un médecin, on est allés le voir et quand Gérald est sorti du cabinet, il m’a rassuré, les dégâts étaient limités. Quelques points sur le cuir chevelu. On a imaginé ce qui se serait passé si ça avait été plus grave, nous deux travaillant au black. On a prévenu le patron dès qu’on a pu et il nous a jamais revus.