I
Je crois bien que le maître est parti ce matin. Il m’a dit de nettoyer ses pinceaux et de ne toucher à rien d’autre. Il a toujours peur que je fasse une bêtise depuis que j’ai lavé un torchon qui traînait sur la table. Qu’est-ce que je me suis fait attraper. Qu’est-ce que j’ai eu peur ce jour-là.
Le maître a été gentil. Quand il a vu que j’étais sur le point de m’évanouir d’effroi, il s’est radouci. Il m’a dit qu’il ne parlerait de l’incident à personne mais qu’il fallait que je veille bien à tout laisser en ordre dans son atelier. Et il m’a expliqué qu’il peignait parfois des natures mortes, que ce torchon lui avait servi de modèle et qu’il était important que tout ce qui était posé sur la table reste tel quel.
Depuis, je fais bien attention. Je fais le ménage autour de la table mais je ne déplace rien sans son autorisation. Et aussi, bien sûr, je ne touche pas à ses toiles. En revanche, il me demande souvent de nettoyer ses pinceaux et ses pots de couleur. Il m’a bien montré comment il fallait faire et, maintenant, je suis la seule à l’assister. Les autres n’aimaient pas trop toucher à la peinture, elles disaient que ça sentait mauvais et elles ont été bien contentes de me laisser la tâche. Moi, j’aime bien traîner dans son atelier. Je sais qu’elles n’aiment pas ça parce qu’il n’y a rien à gagner, pas comme dans la cuisine où elles essaient toujours de chiper un morceau de viande ou un bout de fromage. Si elles croient que je ne vois rien.
Hier soir, il a terminé un nouveau tableau. Il a peint des pêches et du raisin qu’il a disposés sur la table. À côté, il a placé un rafraîchissoir plein d’eau. Comme il n’est pas là, je peux rester un peu plus longtemps sans avoir peur qu’il ouvre tout à coup la porte et qu’il me surprenne à rêvasser. J’ai bien observé le tout et je suis allée voir son tableau. C’est tellement vivant. On dirait même que le soleil brille sur les raisins exactement comme il le fait en vrai, le matin, par la fenêtre. Je ne sais pas comment le maître fait ça. On dirait qu’il emprisonne la lumière. J’ai envie de passer ma main sur la toile mais je n’oserai jamais.
C’est Françoise, l’aide-cuisinière, qui est allée acheter les pêches et le raisin au marché. Il lui avait dit exactement ce qu’il voulait. Elle a dû y retourner parce qu’elle avait oublié le raisin noir et ça a mis le maître très en colère. Il a dit qu’il serait très en retard et qu’il ne pouvait pas travailler dans ces conditions. Mais il s’est rapidement calmé lorsqu’il s’est mis au travail. Il est comme ça, il s’emporte vite mais il n’est pas méchant. Et jamais il n’a levé la main sur personne.
J’aime beaucoup la façon dont il a rangé les pêches bien comme il faut. Si j’osais, je tremperais une grappe de raisin dans l’eau et j’en goûterais un grain. Pour faire comme le maître et la maîtresse. Pour entrer dans le tableau. J’aimerais bien qu’il me peigne mais il ne me l’a jamais proposé. Je sais que je serais capable de rester des heures sans bouger, même debout, s’il le voulait. Moi aussi, je peux faire la nature morte. C’est facile à faire. Il m’a expliqué que ce sont des sujets qui ne bougent pas. Mais je ne sais pas si j’ai bien compris ce qu’il m’a dit.
(un S s'est échappé "elles ont été bien contente_s")
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Ninn' AJeu 30 Déc - 17:09