Tant qu'il y aura des sources
Gabin vient d’entendre la nouvelle qu’il attendait depuis trois jours. C’est le sourire aux lèvres qu’il plonge dans sa piscine. Il retient son souffle par réflexe, pour se préparer à affronter un léger choc thermique, mais c’est inutile, la température est idéale. L’eau fraîche lui caresse divinement la peau. Que ça fait du bien !
Un transat à l’ombre, une toile brumisatrice, un jus de citron glacé, que demande le peuple ?
Les écolos prédisaient la catastrophe. Tout le monde les avait suivis. Des conneries, tout ça. Comme d’habitude. Alarmisme et compagnie. Des fouteurs de merde qui empêchent les gens de bosser.
Et qui c’est qui avait raison ? Bibi ! On vient de lui annoncer la découverte d’une nappe phréatique. Il savait qu’il y en avait une. Il a du flair, c’est tout ! il transforme tout en or, c’est pas compliqué.
Qu’est-ce qu’il avait dit ? Ça valait pas le coup de dynamiter ce parc naturel miteux que personne ne visitait plus depuis belle lurette ? Protéger trois oiseaux et deux biches qui allaient crever tôt ou tard avec la désertification en marche, à quoi ça servait ? Plus aucun abruti ne se baladait encore à pied avec cette chaleur. Ah ça, il avait fallu qu’il bataille pour l’acheter ! Avant, avec le gouvernement national, il l’aurait obtenu beaucoup plus vite mais maintenant, avec la gouvernance mondiale, il faut qu’il se confronte à plus de gratte-papiers encore. Ça fait plus de pattes à graisser, ça ralentit le business mais, au final, on obtient toujours ce qu’on veut. Pas de regret en tout cas, il y a trouvé de l’eau, et la phase un du projet est bouclée.
Maintenant, il peut enclencher la phase deux et ça le revigore. Enfin de l’action ! Il va laisser passer quelques jours, puis il va révéler et « offrir » à ces tocards du ministère des ressources vitales, la minuscule source qu’il a trouvée à côté de Bure. Il sera alors en mesure de négocier l’exploitation exclusive de sa nouvelle nappe, son vrai trésor. Pour celle de Bure, qu’il a appelée « source du Grand-Est » pour rester un minimum crédible, il a déjà fabriqué des analyses propres. Même si aujourd’hui on n’entend plus du tout parler de Cigéo et de l’Andra, comme si le projet était tombé à l’eau, on a bel et bien procédé à l’enfouissement des déchets et le nom de Bure est à éviter.
Il a d’abord pensé à présenter sa trouvaille en la situant à Bures. Une lettre en plus, et muette de surcroît, ça ne modifiait pas grand-chose mais on changeait de région, on se déplaçait en Normandie et on quittait la Meuse et son triste destin. Bure semblait n’avoir jamais existé car lorsque le stockage des déchets radioactifs avait démarré, le site n’avait pas été inauguré en grandes pompes. Pas de ruban rouge, de champagne, de notable, ni de journaliste dans la petite commune. Les agendas devaient être remplis. En outre, les autorités étaient restées vigilantes et toute forme de velléité contestataire avait été tuée dans l’œuf. Les convois de La Hague s’étaient acheminés en toute discrétion et dans le calme.
Certes, c’était à l’époque des anciens gouvernements où on se souciait guère de l’avenir et encore moins de la transparence. Aujourd’hui, personne ne peut croire que les tonnes de rebuts qu’on y a enterré sont sans incidence sur les alentours mais tout le monde se laisse convaincre. Toutefois, ceux avec qui il traite savent exactement de quoi il retourne et se sentiraient certainement blessés par un subterfuge aussi grossier. On ne dit pas que Bure n’existe pas, on n’en parle pas, c’est différent. Il préfère donc contourner le sujet. Le tact est un élément essentiel dans les discussions, au moins autant que les enjeux financiers.
Sa nappe à lui est vraiment propre. Il n’a pas fait les choses au hasard comme ces branques du nucléaire. Enfin, ces branques... Il doit avouer qu’il les admire aussi. Avoir fait gober le concept d’énergie propre, il ne sait pas s’il aurait osé... En même temps, plus c’est gros, plus ça passe.
Toutefois, il n’a pas lancé ses recherches dans la Meuse, il a préféré se rapprocher des montagnes. D’abord, le parc qu’il avait acquis était protégé depuis des décennies, ce qui garantissait une certaine valeur à l’environnement, mais en plus Gabin disposait de données optimistes, et surtout confidentielles, d’un géant de l’agroalimentaire. Ça, c’est du fiable. Quand une multinationale pense qu’il y a de l’eau et n’en parle à personne, on peut lui faire confiance.
Pendant les quelques jours qui viennent, il va faire plancher ses équipes pour établir le volume de la source et le minimiser de 80 %. Il va aussi booster les analyses. Il ne veut pas du propre, il veut de l’exceptionnel, du plus pur que pur ! Cet aspect-là est le plus consommateur en ressources mais c’est aussi le plus simple de son point de vue. C’est lui qui fournit toutes les données ; on ne va pas venir l’enquiquiner quant à leur exactitude. C’est grâce au fameux contrat « vigilance-transparence » que toutes les entreprises ont signé avec la gouvernance mondiale, celui qui leur a sauvé la mise. Le principe de base est très sain : toutes les hautes sphères, publiques et privées, sont responsables. On arrête le contrôle à outrance qui ne sert qu’à entraver les bonnes volontés. On a tous intérêt à sauvegarder la planète. On regarde tous dans la même direction. Là encore, Gabin n’est pas étranger à cette victoire. Il siégeait aux tables des négociations. Les affaires sérieuses se traitent entre gens sérieux, c’est sa devise.
Il va rabattre le caquet de tout le monde : ceux qui prétendaient qu’on allait tous à la catastrophe, qu’on allait tous crever, que l’eau allait bientôt disparaître, mais aussi ceux qui affirmaient qu’avec la gouvernance mondiale, on avait affaire à un pouvoir incorruptible, qu’on serait pieds et poings liés et qu’on ne pourrait plus négocier comme on voulait. Allez-y, baissez les bras ! lâchez l’affaire, bande de losers ! Gabin, lui, ne s’endort pas !
Gabin sirote son jus de citron sur le bord de sa piscine. S’il avait écouté tous les défaitistes, est-ce qu’il en serait là ? Est-ce qu’il pourrait profiter du jardin tropical de son domaine ? D’ailleurs, le paysagiste était vraiment top ; la cascade est plus fraîche que si elle se trouvait au beau milieu de l’Amazonie. Ah tiens, il entend un hélicoptère. Si ce n’est pas le vigile qui fait sa ronde, c’est Léonie qui rentre du shopping. Il faut qu’il dise à Wen de préparer un repas exceptionnel. Ce soir, on va fêter ça !
Le titre : très bon, parlant. Suffisamment fluide pour permettre sa mémorisation, et assez complexe pour se démarquer des millions de titres à une époque où le premier venu peut s'autoproclamer écrivain et s'offrir sur le marché.
Un petit plus pour le choix du nom Gabin, il me paraît excellent sans que je puisse justifier, par contre Léonie... Difficile de s'imaginer le personnage derrière. J'aurais plutôt vu quelque chose d'actuel, genre tiré de l'anglais.
Cette nouvelle n'est pas à chute. Question attendue : est-ce donc une nouvelle ? Pour reprendre les critères listés par Jean-Marie Goreau, la nouvelle est en prose, fictionnelle, courte, d'intrigue simple, avec peu de personnages, de style sobre et concis et ne se perd pas dans de longues analyses psychologiques. De plus, elle « se caractérise par une construction rigoureuse, très resserrée, qui en accentue l'effet dramatique ».
S'il est un critère auquel cette nouvelle pourrait répondre avec plus d'exigence, ce serait le dernier. Ce texte de 6 428 sec aurait pu se permettre d'être élagué tout en respectant la consigne de 4 000 sec minimum. Il me semble que l'information véhiculée par chaque paragraphe aurait pu être dessinée avec plus de précision, pour qu'à chaque nouveau paragraphe le lecteur mesure l'avancement dans l'intrigue.
Syntaxe : une tendance à utiliser beaucoup le verbe « être » et les formulations indéfinies, telles que « on », « il faut », « ça », ainsi que de nombreux connecteurs logiques.
Ponctuation, mise en page, orthographe, grammaire, tous ces éléments formels qui sont l'écrin de la Littérature : impeccable.
Trame : travaillée, vraisemblable, présentée avec suffisamment de détails pour laisser deviner que l'auteur.e n'est pas insensible aux questions d'environnement.
Gabin, personnage principal, est tracé par le fil de ses pensées. Excellente approche à mon sens : partant de l'intérieur du bonhomme, chaque lecteur peut déduire un extérieur physique conforme à ses propres expériences, associations d'idées et convictions. Dans ce sens, l'imagination du lecteur n'est pas bridée par une description directive et imposée, l'expérience de lecture est bien plus intimiste et personnelle.
La fin, puisqu'on ne peut parler de chute, est comme un clin d'œil malin au sujet du concours, semblant dire : mais tu vois, cher lecteur, je la respecte bien la consigne, c'est pas parce que toi tu trouves cet avenir sombre qu'il l'est pour tout le monde, ne sois pas égocentrique !
DédéModé et Thierry Lazert aiment ce message
Salima SalamMar 9 Aoû - 0:47