"..."Annie, tu dois te rendre compte, Pouta est un
génie", m'assénait régulièrement ma mère comme
s'il s'était agi d'une évidence indiscutable. Pour moi,
un génie sortait d'une bouteille, ou du moins c'était
un extraterrestre, cela ne me semblait pas être le cas,
quoique... Je me mis à regarder mon Pouta avec une
certaine interrogation.
Ma petite mère, elle, avait une admiration incondi-
tionnelle pour l'artiste, le créateur :
J'avais une façon un peu simpliste de lui certifier
qu'il avait une case en plus et une case en moins,
mais celle qu'il avait en plus me plongea toujours
dans la plus fervente admiration et dans la plus
absurde abnégation...
Les temps étaient difficiles, pour eux, pas pour moi.
Je me rendais compte, bien sûr, que nous mangions
souvent la même chose - j'ai été, comme Céline, éle-
vée dans les nouilles, mais quelles nouilles ! accom-
pagnées de rires, d'amour et... de sauce tomate.
Ils portaient toujours les mêmes vêtements, pas
très nets, un peu râpés, j'avais peu de joujoux, mais,
aimée de toutes parts, cela me suffisait totalement,
comme c'est le cas pour tous les petits enfants.
Léo travaillait jour et nuit courbé sur ses partitions.
T'en as ? Moi pas.
Quand j'en aurai
Nous vivions d'amour, d'eau fraîche, de spaghettis
et d'espoir. L'amour, "ça pousse à la maison", allait
bientôt chanter Léo dans la chanson "Paris canaille",
qui lui apportera un début de célébrité.
En attendant "d'en avoir", notre bonheur s'organisait.
Le génie était dans la vie courante déjà un beau-papa
adorable, doux, timide et tendre, n'hésitant pas à faire
toutes sortes de pitreries pour faire rire et séduire une
petite fille encore trop réservée à son goût.
Déguisé en Père Noël, mais arrivé en retard chez mes
grands-parents, ne pouvant plus faire croire qu'il était
descendu par la cheminée, tout confus, vers minuit et
demi, il avait sonné à la porte, le costume de travers, et,
s'étant assis maladroitement sur une chaise pour me
prendre sur ses genoux, il était tombé à la renverse,
me laissant ainsi entrapercevoir un vieux costume en
velours élimé que je connaissais très bien.
Cette nuit-là, j'eus mes premiers doutes sur l'existence
du Père Noël. Je garde encore le costume.
C'est tout naturellement que je me suis mise doucement
à l'aimer, notre clan se soudait, c'était déjà "La grande vie" :
Rentrer chez nous
Comm' des moineaux
P'têt' sans un sou
Mais comme il faut
Avec toujours
Dans un p'tit coin
Un coin d'amour
Qui valait bien
La grand' vie..."
Annie Butor
"Comment voulez-vous que j'oublie ?"
génie", m'assénait régulièrement ma mère comme
s'il s'était agi d'une évidence indiscutable. Pour moi,
un génie sortait d'une bouteille, ou du moins c'était
un extraterrestre, cela ne me semblait pas être le cas,
quoique... Je me mis à regarder mon Pouta avec une
certaine interrogation.
Ma petite mère, elle, avait une admiration incondi-
tionnelle pour l'artiste, le créateur :
J'avais une façon un peu simpliste de lui certifier
qu'il avait une case en plus et une case en moins,
mais celle qu'il avait en plus me plongea toujours
dans la plus fervente admiration et dans la plus
absurde abnégation...
Les temps étaient difficiles, pour eux, pas pour moi.
Je me rendais compte, bien sûr, que nous mangions
souvent la même chose - j'ai été, comme Céline, éle-
vée dans les nouilles, mais quelles nouilles ! accom-
pagnées de rires, d'amour et... de sauce tomate.
Ils portaient toujours les mêmes vêtements, pas
très nets, un peu râpés, j'avais peu de joujoux, mais,
aimée de toutes parts, cela me suffisait totalement,
comme c'est le cas pour tous les petits enfants.
Léo travaillait jour et nuit courbé sur ses partitions.
T'en as ? Moi pas.
Quand j'en aurai
Nous vivions d'amour, d'eau fraîche, de spaghettis
et d'espoir. L'amour, "ça pousse à la maison", allait
bientôt chanter Léo dans la chanson "Paris canaille",
qui lui apportera un début de célébrité.
En attendant "d'en avoir", notre bonheur s'organisait.
Le génie était dans la vie courante déjà un beau-papa
adorable, doux, timide et tendre, n'hésitant pas à faire
toutes sortes de pitreries pour faire rire et séduire une
petite fille encore trop réservée à son goût.
Déguisé en Père Noël, mais arrivé en retard chez mes
grands-parents, ne pouvant plus faire croire qu'il était
descendu par la cheminée, tout confus, vers minuit et
demi, il avait sonné à la porte, le costume de travers, et,
s'étant assis maladroitement sur une chaise pour me
prendre sur ses genoux, il était tombé à la renverse,
me laissant ainsi entrapercevoir un vieux costume en
velours élimé que je connaissais très bien.
Cette nuit-là, j'eus mes premiers doutes sur l'existence
du Père Noël. Je garde encore le costume.
C'est tout naturellement que je me suis mise doucement
à l'aimer, notre clan se soudait, c'était déjà "La grande vie" :
Rentrer chez nous
Comm' des moineaux
P'têt' sans un sou
Mais comme il faut
Avec toujours
Dans un p'tit coin
Un coin d'amour
Qui valait bien
La grand' vie..."
Annie Butor
"Comment voulez-vous que j'oublie ?"