On n'avait rien à bouffer. Moi Michelle, j'étais J3 coincée entre les J2 et les J4 ; c'était épuisant avant la musique ces rationnements avec des tickets. Pour un quart de beurre un quart de lait... par semaine...
Les Allemands avaient tout pris. Ils avaient réquisitionné les productions françaises, une manne pour eux qui ne bectaient rien depuis 14. En échange ils nous avaient donné leur nourriture...
C'était infect.
Des pommes de terre à cochon, violettes. Leurs nulden (nouilles) aussi étaient violettes. On ignore pourquoi. Et surtout, impossible à faire cuire. Sans gaz le plus clair du temps. Fallait s'y prendre de bonne heure et faire mijoter celles-ci dans l'eau chaude avec un torchon sous le couvercle pour conserver la chaleur. L'effet culinaire en était pâteux. Mais on n'avait pas le choix.
On n'avait plus de café. C'était de l'erzats de café. De l'orge grillée dégueulasse. De la pisse de chat au petit déjeuner.
Pas de sucre. De la saccharine.
Des rutabaggas que je préférais manger crus râpés, parce que cuits ça faisait horriblement mal au ventre.
La vaisselle était vite faite à la fin des repas.
Le pain allemand était comme leur savon, plein de paille et de cailloux.
Bien sûr ma grand-mère, Maman-Ninette, nous apportait parfois des beaux quartiers de Paris, un demi-poulet ou une livre de beurre de baratte. Elle avait la marotte de nous acheter des chocolats de la Marquise de Sévigné, alors qu'on rêvait de fromage et d'oeufs.
Ma grand-mère dînait tous les soirs à La Tour d'Argent avec tonton Lili. Ce privilège découlant de la charge des usines Roullier qui avaient été réquisitionnées par les Boches.
Tonton Lili était obligé de se soumettre à un protocole martial de pays vaincu.
Maman ne faisait jamais aucun reproche à sa propre mère. Elle ne se plaignait jamais. Dès qu'elle avait quelque chose, elle le partageait immédiatement avec la concierge ou les voisins.
Son obsession était de trouver du tabac brun. Les cigarettes allemandes étant du foin.
Alors j'avais pour mission à chaque sortie dans les rues, de ramasser le moindre mégot du caniveau et de porter mon butin à ma mère.
Elle roulait les bouts de tabacs trouvés, et se reconstituait une nouvelle cigarette avec.
Moi je haissait cette habitude, et j'ouvrais toutes grandes les fenêtres quand Maman fumait, la laissant dans son fauteuil en travers d'un moche courant d'air.
Maman était paralysée. Veuve à 39 ans. Et la cibiche, c'est à peu près tout ce qui lui restait. Avec moi.
Mais moi Michelle, j'étais déjà complètement carencée dès mes onze ans. Ce qui m'a valu une scoliose à 43°.
La guerre, c'est bien le pire souvenir de ma putain de vie.
LYDIE MARAIS MEDARDSam 18 Mai - 16:59