"Onze heures.
Un grand silence. Un grand étonnement.
Puis une rumeur monte de la vallée, une autre lui répond de l'avant.
C'est un jaillissement de cris dans les nefs de la forêt. Il semble 
que la terre exhale un long soupir. Il semble que de nos épaules
tombe un poids énorme. Nos poitrines sont délivrées du cilice de
l'angoisse : nous somme définitivement sauvés.
Cet instant se relie à 1914. La vie se lève comme une aube. L'avenir
s'ouvre comme une avenue magnifique. Mais une avenue bordée de
cyprès et de tombes. Quelque chose d'amer gâte notre joie, et notre
jeunesse a beaucoup vieilli....
Pendant des années, après qu'on eut laissé notre courage et bien
qu'aucune conviction ne nous animât plus, on a prétendu faire de
nous des héros. Mais nous voyions trop que héros voulait dire
victime... Pendant des années, on nous a tenus devant des corps
déchirés et pourris, hier fraternels, dont nous ne pouvions nous
défendre de penser qu'ils étaient à l'image de ce que nous serions
demain...
Et la paix vient d'arriver brusquement - comme une rafale. Comme
la fortune échoit à un homme pauvre et usé. La paix : un lit, des 
repas, des nuits calmes, des projets que nous n'avons pas encore
eu le temps de former... La paix : ce silence qui est retombé sur les
lignes, qui emplit le ciel, qui s'étend sur toute la terre, ce grand silence
d'enterrement... Je pense aux autres, à ceux d'Artois, des Vosges, de
l'Aisne, de Champagne, de notre âge, dont nous ne saurions déjà plus
dire les noms...
Un soldat, en passant, me jette :
- Ça fait tout drôle !..."

Gabriel Chevallier "La peur"