"... Édentée, disloquée, le corps bleu éclaté par endroits, le regard
vitrifié dans une expression de cheval fou, Myrette s'offrait aux
mouches, abandonnée sur les sacs de sable d'une barricade, au
carrefour Gaîté, à deux pas de l'hôtel.
Il n'y avait déjà plus personne autour, comme sur les places de
village quand le cirque est parti.
Théâtre de joutes viriles, la chambre 12 inspira sans doute aussi
d'autres jeux : Myrette fut certainement très martyrisée puisqu'elle
avait les bras et les jambes brisés lorsqu'ils la tirèrent par les
cheveux sur la petite place et l'attachèrent au tronc d'un acacia.
C'est là qu'ils la tuèrent. Oh ! sans méchanceté, plutôt, voyez-vous,
à la rigolade, comme on dégringole les boîtes de conserve à la
foire, à ceci près : au lieu des boules de son, ils balançaient des
pavés.
Quand ils l'ont détachée, elle était morte depuis longtemps déjà,
aux dires des gens. Après l'avoir jetée sur la tas de sable, ils ont
pissé dessus, puis s'en sont allés par les rues pavoisées pour,
comme on dit, arroser ça.
Quelle merde ! Raconté trente ans après, ça ne paraît pas vrai,
ou considérablement boursouflé. Mais attendez voire, dans
trente ans, quand on racontera l'Algérie...
... pendant que Quenotte, le visage vert de glaviots, se faisait tondre
sous les marronniers du Boulevard Arago, la petite Galibert qui s'ap-
pelait Denise (Daisy depuis quelques jours) se faisait culbuter sur
la tourelle d'un char Sherman au milieu des hourras dans les flon-
flons de la fête qui commençait.
Cette fête qu'on ne voyait pas finir, Gédéon et moi, tandis qu'on
remontait vers Malakoff avec Myrette. C'était un vieux modèle,
la voiture à bras, avec les roues cerclées de fer, au moins cent kilos
à vide. Gédéon tirait dans les brancards, je poussais derrière.
Myrette brimbalait sous les vieux sacs à charbon qu'on avait jetés
sur elle. Elle était morte, quoi ! vers trois heures, quelque chose
comme ça.
Et les barbaries hitlériennes ? m'opposera- t-on. Et la Gestapo ? Et
les camps ? On me jette toujours d'autres martyrs à la tête quand
je raconte Myrette, comme si...
Alors je vais répondre bien franchement, une bonne fois, pour dis-
siper l'équivoque, pour qu'on n'y revienne plus : chacun ses morts.
Les miens sont mes bien-aimés, ceux dont je partage la détresse
et le froid, dont je sais la panique qui les saisit la nuit dans les
cimetières désertés, pareille à celle qui agite les malades à la fin
des visites, l'épouvantable solitude des gentils qui, parce que je la
devine, me précipite à Montrouge, dès l'heure d'ouverture, pour
calmer les peurs. Avec l'alibi dérisoire des bouquets.
Chaque journée qui finit est une journée de moins à soustraire du
temps me séparant encore de ceux que j'ai perdus. Les autres,
ceux d'Azincourt, de Douaumont, du Bazar de la Charité, de Stalin-
grad, du Pakistan, je m'en branle !... C'est clair, comme ça ?..."
Michel Audiard "La nuit, le jour et toutes les autres nuits"
Dernière édition par Jihelka le Sam 2 Déc - 10:38, édité 4 fois
vitrifié dans une expression de cheval fou, Myrette s'offrait aux
mouches, abandonnée sur les sacs de sable d'une barricade, au
carrefour Gaîté, à deux pas de l'hôtel.
Il n'y avait déjà plus personne autour, comme sur les places de
village quand le cirque est parti.
Théâtre de joutes viriles, la chambre 12 inspira sans doute aussi
d'autres jeux : Myrette fut certainement très martyrisée puisqu'elle
avait les bras et les jambes brisés lorsqu'ils la tirèrent par les
cheveux sur la petite place et l'attachèrent au tronc d'un acacia.
C'est là qu'ils la tuèrent. Oh ! sans méchanceté, plutôt, voyez-vous,
à la rigolade, comme on dégringole les boîtes de conserve à la
foire, à ceci près : au lieu des boules de son, ils balançaient des
pavés.
Quand ils l'ont détachée, elle était morte depuis longtemps déjà,
aux dires des gens. Après l'avoir jetée sur la tas de sable, ils ont
pissé dessus, puis s'en sont allés par les rues pavoisées pour,
comme on dit, arroser ça.
Quelle merde ! Raconté trente ans après, ça ne paraît pas vrai,
ou considérablement boursouflé. Mais attendez voire, dans
trente ans, quand on racontera l'Algérie...
... pendant que Quenotte, le visage vert de glaviots, se faisait tondre
sous les marronniers du Boulevard Arago, la petite Galibert qui s'ap-
pelait Denise (Daisy depuis quelques jours) se faisait culbuter sur
la tourelle d'un char Sherman au milieu des hourras dans les flon-
flons de la fête qui commençait.
Cette fête qu'on ne voyait pas finir, Gédéon et moi, tandis qu'on
remontait vers Malakoff avec Myrette. C'était un vieux modèle,
la voiture à bras, avec les roues cerclées de fer, au moins cent kilos
à vide. Gédéon tirait dans les brancards, je poussais derrière.
Myrette brimbalait sous les vieux sacs à charbon qu'on avait jetés
sur elle. Elle était morte, quoi ! vers trois heures, quelque chose
comme ça.
Et les barbaries hitlériennes ? m'opposera- t-on. Et la Gestapo ? Et
les camps ? On me jette toujours d'autres martyrs à la tête quand
je raconte Myrette, comme si...
Alors je vais répondre bien franchement, une bonne fois, pour dis-
siper l'équivoque, pour qu'on n'y revienne plus : chacun ses morts.
Les miens sont mes bien-aimés, ceux dont je partage la détresse
et le froid, dont je sais la panique qui les saisit la nuit dans les
cimetières désertés, pareille à celle qui agite les malades à la fin
des visites, l'épouvantable solitude des gentils qui, parce que je la
devine, me précipite à Montrouge, dès l'heure d'ouverture, pour
calmer les peurs. Avec l'alibi dérisoire des bouquets.
Chaque journée qui finit est une journée de moins à soustraire du
temps me séparant encore de ceux que j'ai perdus. Les autres,
ceux d'Azincourt, de Douaumont, du Bazar de la Charité, de Stalin-
grad, du Pakistan, je m'en branle !... C'est clair, comme ça ?..."
Michel Audiard "La nuit, le jour et toutes les autres nuits"
Dernière édition par Jihelka le Sam 2 Déc - 10:38, édité 4 fois