... Nous avons touché le fond. Nous nous sommes vus jusqu'au fond.
Nous avons vu les autres jusqu'au fond. Ce n'est pas facile à oublier.
L'autre dimanche, j'ai rencontré Faucheret. Quand j'ai reconnu son
visage clignotant, il était trop tard pour l'éviter. Faucheret traînait sa
femme à son bras et poussait devant lui deux petites Faucheret à
rubans bleus... "Mon mari me parle si souvent de vous", m'assurait
Mme Faucheret. C'est une dame de style sévère qu'on verrait assez
bien en gardienne de W.C. dans un quartier convenable...
J'ai observé Faucheret un jour qu'il volait un morceau de pain. Il a
hésité un bon moment. Le pain était tout près de moi, sur le lit de
Pochon. Faucheret le considérait d'un regard en biais, et il sifflotait
en se grattant les aisselles. Moi j'affectais de m'absorber dans le
raccommodage d'un vieux chandail. Les copains, dans la chambre,
ne faisaient pas attention... Je baisse le nez, je guette, je trouve ça
intéressant. Faucheret avance encore un peu, me regarde, sifflote,
se gratte. Je pense : osera-t-il ? Comme d'un homme au bord d'un
toit je penserais : est-ce qu'il va tomber ? Avec au fond le désir que
ça se produise... J'ai noté la hâte maladroite de sa main rouge
quand elle s'est refermée sur le pain. Il l'a caché sous sa capote.
Il est parti. Je pensais : trop vite, il n'a pas encore l'habitude. Une
heure plus tard Pochon a cherché son morceau de pain et s'est mis
à hurler... Faucheret avait son visage habituel, son regard d'oiseau
perplexe. Il s'est aperçu que je le regardais, et il m'a fait un sourire
furtif, craintif, qui signifiait : oui, je sais que tu m'as vu, tu n'ignores
plus que je suis un salaud. Et après ? C'est vrai, que veux-tu, je suis
un salaud. Comme les autres. Nous sommes tous des salauds.Tous.
Des souvenirs comme celui-là, voilà ce qui donne mauvais goût au
bonheur. Et on en a des tas de souvenirs comme celui-là. Je serais
curieux de savoir ce qu'il en fait, Faucheret, de ses souvenirs. Le
goût qu'à pris le bonheur de Faucheret. Comment Faucheret défend
contre les souvenirs cette existence majestueuse qu'il développe
entre les petites à rubans et la gardienne de lavabos. Parce que lui,
c'est justement un de ces hommes que j'ai vus jusqu'au fond : comme
ces bassins qu'on vide et qui avouent leur boue verte et toutes ces
molles saletés... "
Georges Hyvernaud "La peau et les os".
Nous avons vu les autres jusqu'au fond. Ce n'est pas facile à oublier.
L'autre dimanche, j'ai rencontré Faucheret. Quand j'ai reconnu son
visage clignotant, il était trop tard pour l'éviter. Faucheret traînait sa
femme à son bras et poussait devant lui deux petites Faucheret à
rubans bleus... "Mon mari me parle si souvent de vous", m'assurait
Mme Faucheret. C'est une dame de style sévère qu'on verrait assez
bien en gardienne de W.C. dans un quartier convenable...
J'ai observé Faucheret un jour qu'il volait un morceau de pain. Il a
hésité un bon moment. Le pain était tout près de moi, sur le lit de
Pochon. Faucheret le considérait d'un regard en biais, et il sifflotait
en se grattant les aisselles. Moi j'affectais de m'absorber dans le
raccommodage d'un vieux chandail. Les copains, dans la chambre,
ne faisaient pas attention... Je baisse le nez, je guette, je trouve ça
intéressant. Faucheret avance encore un peu, me regarde, sifflote,
se gratte. Je pense : osera-t-il ? Comme d'un homme au bord d'un
toit je penserais : est-ce qu'il va tomber ? Avec au fond le désir que
ça se produise... J'ai noté la hâte maladroite de sa main rouge
quand elle s'est refermée sur le pain. Il l'a caché sous sa capote.
Il est parti. Je pensais : trop vite, il n'a pas encore l'habitude. Une
heure plus tard Pochon a cherché son morceau de pain et s'est mis
à hurler... Faucheret avait son visage habituel, son regard d'oiseau
perplexe. Il s'est aperçu que je le regardais, et il m'a fait un sourire
furtif, craintif, qui signifiait : oui, je sais que tu m'as vu, tu n'ignores
plus que je suis un salaud. Et après ? C'est vrai, que veux-tu, je suis
un salaud. Comme les autres. Nous sommes tous des salauds.Tous.
Des souvenirs comme celui-là, voilà ce qui donne mauvais goût au
bonheur. Et on en a des tas de souvenirs comme celui-là. Je serais
curieux de savoir ce qu'il en fait, Faucheret, de ses souvenirs. Le
goût qu'à pris le bonheur de Faucheret. Comment Faucheret défend
contre les souvenirs cette existence majestueuse qu'il développe
entre les petites à rubans et la gardienne de lavabos. Parce que lui,
c'est justement un de ces hommes que j'ai vus jusqu'au fond : comme
ces bassins qu'on vide et qui avouent leur boue verte et toutes ces
molles saletés... "
Georges Hyvernaud "La peau et les os".