[Je rapporte ici, de mémoire, un conte qu’on m’a fait lire il y a 25 ans. Pas mal de détails ont été ajoutés par moi-même, et d’autres, certainement, oubliés…]
En Perse, on peut faire tous les métiers, absolument tous, tant qu’on nourrit sa famille et qu’on ne cause de tort à personne.
En ce temps-là, le roi Wafir, en homme subtil et original, encourage particulièrement ses sujets à exercer les arts, toutes les formes d’art. Il n’est pas de ville où l’on ne trouve sur le marché ou dans quelque ruelle avoisinante des flûtistes aux répertoires infinis, des bijoutiers qui connaissent et travaillent toutes les pierres précieuses et semi-précieuses qu’ils enchâssent dans les métaux et alliages les plus rares, des couturières de talent qui taillent au pouce près la robe qui s’ajustera très exactement au corps de telle ou telle épouse du prince, des poètes qui disent, un peu à l’écart, au calme, des contes transmis de génération en génération pour amuser le passant ou aider l’enfant à s’endormir en le faisant rêver.
Rani, lui, est magicien. Il n’a pas de famille à nourrir, mais un dromadaire qui les transporte, lui et son spectacle, de ville en ville, dans un périmètre raisonnable de la ville aux trois tours où il habite. Rani ne se produit que très rarement deux fois dans une même ville ou un même village en l’espace d’un mois. Son spectacle fini, il rentre chez lui, tout près de la tour qu’on appelle la Moyenne, en raison de sa taille comparée à celle des deux autres.
Il ne gagne pas des fortunes, Rani, mais il vit décemment, et ses talents de magicien lui confèrent un statut un peu particulier dans la ville et les environs. Il n’est pas seulement respecté, il est parfois envié, et aussi, parfois, craint. Son spectacle est fait de numéros impliquant des foulards de couleur, des baguettes de bois de différentes longueurs, deux chapeaux dorés, des cartons, petits et grands, rangés dans des boîtes cadenassées, des ficelles, une noire, une blanche et une rouge, un petit tapis pour la partie « humoristique » du spectacle (« Ce tapis, mesdames et messieurs, était un tapis volant qui appartenait à un concurrent, et ma jalousie, un jour, a été plus forte que tout, et depuis ce jour, c’est devenu un tapis volé », rires assurés de tout l’auditoire qui connaît l’histoire depuis des lustres), et enfin, une boule.
La boule magique. Le clou du spectacle.
Le numéro de la boule, c’est celui qui fait de lui le magicien que nul autre n’égale, le final de son spectacle, un final que le public peine à applaudir tant il est époustouflé.
Après avoir rangé le « tapis volé », Rani sort d’une caisse qui était sur le côté droit de la scène depuis le début du spectacle une boule jaune et rouge, les deux couleurs se mêlant en deux spirales qui ne se croisent jamais et donnant le tournis à qui voudrait suivre le mouvement de l’une ou l’autre lorsque la boule tourne. Car la boule tourne.
Elle a la taille d’un ventre de riche vendeur de soies et laine d’angoras et Rani, non seulement parvient à faire déplacer et tourner la boule toute seule, il la fait aussi sauter sur place, au seul commandement de sa voix. Il faut s’imaginer la scène : au milieu du grand tapis de douze coudes sur douze sur lequel Rani présente son spectacle, il pose la boule qu’il vient d’extraire de sa boîte. Il approche de ses mains ouvertes la boule, sans la toucher, et reste ainsi, immobile, en comptant à voix haute jusqu’à quatorze. Alors il écarte ses mains de la boule et recule jusqu’au bord arrière du grand tapis.
« Boule magique, approche mon public ! ». La boule, lentement, s’approche du public en roulant.
« Arrête-toi, je le veux ! ». La boule s’immobilise sur le champ.
« Boule magique, reviens vers moi, tu me manques ! ». La boule, lentement, recule jusqu’aux pieds de Rani et s’arrête. Rani, alors, rejoint le centre du tapis et se retourne vers la boule.
« Allons, reviens un peu par ici… ».
La boule revient vers lui et à son signal : « Stop ! », s’immobilise de nouveau. Alors Rani se tourne vers le public et, avec une mine dépitée, se lamente : « La seule chose que j’aimerais tant réussir, c’est la faire sauter sur place, mais j’ai eu beau tout faire, tout essayer, je n’y parviens pas et j’ai bien peur de ne jamais —
Rani n’a pas le temps de finir sa phrase que la boule saute sur place, prenant le public de court, un public estomaqué que Rani contemple, triomphant !
« Mais tu sautes donc, boule magique ?! Enfin ?! », et la boule ressaute et saute et saute encore devant un public qui n’en croit pas ses yeux et applaudit à tout rompre.
Rani salue comme il se doit et remercie le public, avant que celui-ci, progressivement, ne se disperse, chacun partageant son étonnement avec son voisin. Une fois que le public a complètement disparu, Rani range tous ses accessoires sur le dos du dromadaire et reprend la route vers sa ville.
Arrivé chez lui, il décharge tranquillement le dromadaire, rentre tout son matériel dans sa maison et s’asseoit, fatigué, contre un mur.
Il attend un peu, va à sa fenêtre et regarde dehors. Personne.
« C’est bon, Naram, on est seuls ». Alors la boule jaune et rouge se remue un peu et s’ouvre en deux toute seule, tandis qu’un tout petit garçon en sort, un peu engourdi mais content. Comme d’habitude, ça a marché. Naram est très petit pour son âge. Il a sept ans mais on lui en donnerait quatre ou cinq à voir sa taille, aussi il entre sans trop de difficultés dans la boule qui n’est pourtant pas énorme, tout en étant assez âgé pour bien comprendre l’enjeu de l’exercice quotidien. Par ailleurs, les spirales dessinées sur la boule rendent parfaitement invisible le joint entre ses deux moitiés.
« Ah, Naram, je me demande toujours quel est l’ange qui t’a mis sur mon chemin ! ». Rani donne à Naram son salaire du jour et le laisse retourner chez lui, c’est à dire chez ses parents.
Ainsi les jours, les semaines et les mois passent, la réputation de Rani ne faiblit pas, et son spectacle finit toujours sur le même triomphe…
Ce jour-là, c’est jour de fête dans la ville aux trois tours. La mère du roi Wafir est originaire d’ici et c’est son soixantième anniversaire. Le roi, pour l’honorer, a décidé de venir visiter les habitants et on a organisé une grande fête sur la place du souk. Des musiciens jouent pendant des heures sous un soleil impitoyable, des bijoutiers font la queue pour offrir leurs plus belles productions à la mère du roi et ce dernier est impatient d’offrir ce soir un magnifique banquet à toute la population de la ville et surtout à sa mère. On lui a parlé, aussi, d’une surprise et il est impatient d’en savoir plus. Vers la fin de l’après-midi, alors que le soleil se fait moins violent, le prince en personne annonce au roi la surprise :
« Wafir, nous avons parmi nous l’un des plus grands, peut-être le plus grand magicien que notre monde connaît. Tu ne mangeras pas, nous ne mangerons pas ce soir avant d’avoir vu le spectacle de Rani ! Je te préviens, Wafir, une fois que tu auras vu Rani et son spectacle, tu n’attendras pas le prochain anniversaire de quiconque pour revenir dans notre ville ! Tu n’auras qu’une envie : le revoir ! ».
Le roi Wafir s’étonne de cette annonce mais se réjouit qu’on lui ait réservé une telle surprise.
« Wafir, n’attendons pas plus, il ne fera pas jour beaucoup plus longtemps », et se tournant vers un des ses hommes, le prince fait appeler Rani.
Le repas est presque prêt, on n’attend que le magicien et la fin de son spectacle pour réchauffer les mets.
Rani, comme s’il venait de loin, arrive avec son dromadaire et, après avoir salué comme il se doit Wafir et sa mère, installe au sol son grand tapis.
Le roi a toujours considéré la magie comme un art à part, inexplicablement supérieur, en quelque chose, à tous les autres, et il est fébrile devant ce Rani qui prépare ses accessoires et va bientôt commencer son fameux spectacle.
Les foulards colorés, les baguettes de bois, les deux chapeaux dorés, Rani présente fièrement, l’un après l’autre, tous ses numéros, les cartons, petits et grands, rangés dans les boîtes cadenassées, les ficelles, la noire, la blanche et la rouge, rien ne manque au spectacle et tout le monde est fier du plaisir manifeste que Wafir prend à tout observer, sans en manquer une miette, des numéros de Rani. Arrive la blague (mais jusque-là, bien sûr, le roi en ignore tout) du petit tapis :
« Ce tapis, mesdames et messieurs, était un tapis volant qui appartenait à un concurrent, et ma jalousie, un jour, a été plus forte que tout, et depuis ce jour, c’est devenu un tapis volé !» : le roi, naturellement installé au premier rang, éclate de rire et sa mère aussi, c’est un succès inespéré.
Enfin arrive le numéro de la boule.
La boule magique.
Rani sort la boule jaune et rouge de cette boîte qui était là, sur le côté depuis le début du spectacle, et l’installe au centre du tapis. Ses mains ouvertes, près de la boule, il compte, à voix haute, tranquillement, jusqu’à quatorze. S’arrête de compter, éloigne ses mains.
À reculons, il va jusqu’au bord arrière du grand tapis.
« Boule magique, approche-toi du roi !». La boule, lentement, s’approche du roi en roulant.
« Arrête-toi, je le veux ! ». La boule s’immobilise sur le champ.
« Boule magique, reviens vers moi, tu me manques… ». La boule recule et s’arrête aux pieds de Rani. Alors il revient au milieu du tapis et se retourne vers la boule.
« Allons, reviens un peu par ici… ».
La boule revient vers lui.
« Stop ! », fait-il : la boule s’immobilise. Le roi n’en croit pas ses yeux et observe un étonnement encore plus grand sur le visage de sa mère. C’est alors que Rani s’adresse au roi et, dépité, lui dit : « La seule chose que j’aimerais tant réussir, c’est la faire sauter sur place, cette boule, mais j’ai eu beau tout faire, tout essayer, je n’y parviens pas et j’ai bien peur de ne jamais —
Rani est interrompu dans sa phrase : la boule vient de sauter sur place, le roi est subjugué. Rani contemple sa boule : « Mais tu sautes donc, enfin ?! », et la boule de ressauter, et sauter encore et encore, cependant que le roi écarquille des yeux comme jamais.
La boule s’arrête, Rani salue, le spectacle est terminé.
Le roi est au comble de sa joie et de son étonnement, il félicite et remercie personnellement Rani.
« Rani, ce soir, je tiens à ce que tu sois au côté de ma mère au repas : je l’ai rarement vue aussi heureuse ! ».
Rani accepte avec une grande joie, et s’excuse de devoir s’absenter un instant pour ranger son matériel.
Très vite on le rappelle, le repas est prêt, les mets sont chauds et les cruches débouchées ! On installe Rani à la droite de la mère de Wafir, il est temps de manger et de boire.
Les plats sont tous plus fins les uns que les autres, il y en a sur tous les tapis, d’innombrables tapis autour desquels toute la ville est réunie.
On mange, on boit, et on remange et on reboit, et surtout on parle, on parle, on parle, partout, chacun avec son voisin, sa voisine. Rani, installé à droite de la mère de Wafir, a lui-même à sa droite un inconnu qui semble apprécier très particulièrement les vins que l’on sert très régulièrement. Rani n’a pas l’habitude de boire mais l’ambiance est telle qu’on ne peut que se laisser aller. Rani avale autant de vin que son voisin. La discussion roule, roule, roule, pour arriver finalement aux talents uniques de Rani, Rani le magicien. Son voisin lui fait savoir que le roi a adoré la blague du tapis volé, mais a surtout été extrêmement impressionné par le final, le numéro de la boule ! Rani, alcoolisé comme jamais, explose de rire. « La boule ?! Hahaha ! La boule !! Mais alors toi non plus t’as pas compris ?! Y’a un gosse dans la boule !! Y’a un gosse, dedans, il fait bouger la boule, il fait sauter la boule, il fait ce qu’il veut, le petit Naram, il fait ce qu’il veut, ou plutôt, ce que moi je veux !! Haha !! Ah, les cons ! ».
Les traits du voisin se figent instantanément. Il n’écoute déjà plus Rani, il s’est levé et se dirige vers le roi. Arrivé près de lui, il lui parle à l’oreille. Le roi se raidit et regarde Rani. Il donne un ordre à deux hommes. Ceux-ci vont trouver Rani, s’emparent brutalement de lui pour l’amener devant Wafir.
« Rani, c’est vraiment dommage que tu aies gâché la fête, vraiment dommage. J’aime les magiciens par-dessus tout mais je déteste que l’on rie de moi. Demain à l’aube, tu auras la tête tranchée ».
Rani comprend à peine ce qu’il se passe, il ne peut que se laisser emmener vers la geôle souterraine, près de la grande tour. On l’y jette et l’y enferme. Une longue nuit commence. À travers le minuscule soupirail, Rani devine les lueurs de la lune. À mesure que les heures passent, la raison revient, lentement.
Les derniers instants d’obscurité s’effacent.
« Rani ? ».
Rani tend l’oreille. Ça vient du soupirail.
« Rani ? Tu m’entends ? ».
C’est Naram.
« Rani… Rani, excuse-moi, excuse-moi pour hier, mon père il m’a puni, c’est pour ça que j’ai pas pu venir ».
Pour le détail, il y a une faute vers la fin : « souterraine » (en un seul mot).
InvitéMar 21 Fév - 5:47