Un vieux texte écrit dans le cadre d'un jeu proposé par Volsi sur le forum de Short E, prendre un poème pour source d'inspiration et écrire de la prose. Ici, contrairement à la consigne, j'avais collé à l'original.
Lola
Les derniers pochetrons se sont affalés sur un banc, les chiens errants ont rejoint leur carton, les flics ne sillonnent plus la ville. C'est son heure à elle. De son pas titubant elle avance, silhouette noire dans la nuit, grise dans la réverbération urbaine, brouillée dans les perturbations de l'aube.
L'hôtelier Leracque l'attend devant son poste de télévision. Il la précède sans un mot dans la chambre sans balcon. Elle connaît le métier, le chemin et Leracque, qui, une fois sa braguette remontée, la laisse dormir quelques heures sous son toit.
Quand la douleur chronique dans le poumon l'arrache à sa torpeur, elle descend. Leracque est à son comptoir derrière le journal. Il lui tend le café clope matinal et replonge dans sa lecture.
La vue donne sur le port où des porteurs vont et viennent, en marcels ; des navires exhibent leur masse puissante, arrogants ; des moteurs rugissent, virils.
Les yeux de Lola sont rivés au mur opposé, celui qui reste obscur, où gondole le papier peint. Avec un hoquet fatigué, elle vomit ses excès de la nuit. "Putain !" Par-dessus le comptoir éclaboussé, Leracque lui colle un aller-retour.
En silence, elle prend la serpillière et nettoie, puis elle se rassied devant la tasse vide et le cendrier plein. Il lève les yeux et la scrute. Les pommettes rougies et enflées de Lola font dans la pénombre illusion de jeunesse et santé. L'homme croit voir celle qu'elle a été, un jour, un jour très lointain, quand elle tournoyait dans les bras du capitaine, quand elle annonçait leurs fiançailles, quand elle riait aux éclats et prenait les mouettes à témoin de leurs promesses.
Le vent du large a soufflé depuis, le capitaine a visité d'autres ports, Lola a laissé couler les larmes de ses yeux, ternir la nacre de son sourire, mourir le corail de ses lèvres.
Leracque lui tend le journal : "Oublie-le." Lola lit l'article qui fait la une, le naufrage de la Vaillante au large de Cuba, l'équipage perdu corps et âmes. Sans une larme elle s'en va, sur ses jambes grêles que la jupette ne cache pas ; elle va au bout du quai et se laisse tomber, là où le courant est violent ; elle s'en va rejoindre son amant au cœur de diamant, dans le creux d'une vague.
Anne-Marie MenrasLun 6 Mar - 0:36