Les Alignés
C'était dans un quartier joliment bourgeois, trottoirs proprets, parcmètres gentiment alignés, du bbr dans les devantures. Rien contre la propreté, mais peut-être quelque chose contre l'individu trop poli, la société policée et l'état policier. J'avais un billet à acheter pour un déplacement en prévision. Je me rends donc à la gare, à la section accueillante appelée "espace d'accueil pour les voyageurs". Je fais le tour des bornes électroniques, qui ne renseignent pas sur l'international qui m'intéressait, et me résigne à m'aligner pour un guichet.
Pour arriver au guichet, faut passer par une borne quand même. Je vais à la borne du milieu, LA borne, la plus design de toutes, épurée dans la forme, qui me tend poliment un petit ticket avec un numéro quatre chiffres. Un coup d'œil sur la queue de trente personnes, poliment assises en rang, un autre sur les huit guichets, dont cinq fermés, je vais m'acheter le plus gros bouquin que je trouve au Relay de la galerie et je m'assieds poliment.
Je suis soudain tirée de ma lecture par un soubresaut de vie dans cette atmosphère aseptico-léthargique. Deux femmes qui parlent, entendez bien ! Elles parlent et rient et ne chuchotent pas ! Deux femmes venues avec le soleil d'outre Méditerranée entrent dans cet espace accueillant et se font étiquetto-numéroter par l'élégante borne du centre-pièce.
Mais après trente minutes de bavardages chantants, qui paraissent le double au nez pincé à caniche blanc assis à côté d'elles, l'attente leur semble exagérée, elles se relèvent et quittent nos rangs.
Je repique somnolente et polie dans mon livre, quand une nouvelle perturbation me fait lever la tête, sournoise celle-ci, calculatrice, intéressée. Ah bin oui, c'est qu'avant de partir, les deux bavardes n'ont pas jeté décemment leurs tickets dans la poubelle-hygiénique-à-clapet-anti-retour-et-vue-panoramique-sur-détritus-dans-un-cadre-pirato-vigilant, mais elles les ont glissés dans une fente de La Borne Centrale. Offerts au tout-venant les tickets ! et voilà quelques-uns des prétendants au voyage quittant les rangs pour comparer les numéros de leurs tickets, les troquer contre le leur, leur ticket qui à son tour se fait palper...
Il ne faut pas négliger l'attrait de la place grappillée, surtout par le biais du ticket officiel, voie royale ! Oui, les deux bavardes avaient causé un certain buzz, qui d'ailleurs ne touchait que les moins de trente minutes, évidemment, c'est-à-dire tous ceux arrivés après elles. Moi j'avoue cash, si j'avais été une moins de trente minutes, sans hésitation ni fausse pudeur j'aurais mis la main au ticket. Chez les petits récents, ça grommèle et ça s'indigne. On se tourne vers le voisin qu'on a fermement ignoré depuis une demi-heure, pour cracher un peu de fiel sur la cause et la conséquence.
Je ferme mon livre. Cette débauche des bonnes mœurs est bien plus passionnante et me donne une envie de pop-corn. Nous autres, les plus de 30 minutes, on était même quelques plus de 90 minutes, nous sourions amusés, sereins, bienveillants.
Enfin un employé avisé vient jeter les tickets en libre circulation dans la poubelle réservée à cet usage, fin du spectacle, basta.
Le temps passe, je suis devenue une plus de 120 minutes, je regarde mon ticket. Plus que deux numéros avant moi.
Vous savez, ces films d'action où le héros sans se retourner s'éloigne à grands pas en slow motion après avoir balancé par-dessus son épaule hmmm, grenade, cocktail Molotov, Zippo sur mare d'essence... Et les flammes apocalyptiques qui s'élèvent instantanément jusqu'à roussir les nuages...
À la réflexion, qui je vous l'accorde vient tardivement, pas envie de risquer de retrouver des tronches similaires dans le train, question de rentabilité aussi, je préfère le covoiturage, et puis comme une envie d'assainir l'ambiance. Purifier par le feu, comme on dit. Je me lève et lance un retentissant : "Tchao la compagnie ! J'ai le no 7 942, qui veut ?" Je glisse mon ticket dans la fente pernicieuse et avant que j'aie atteint la porte de sortie, les pans de mes vêtements ondulant en slow motion, dix personnes sont déjà à l'élégante Borne centrale, comme des harpies becs et ongles sortis.
Belle invitation à la méditation, votre texte.
Salima Salam aime ce message
Thierry LazertSam 16 Oct - 11:44