Dédicace
À Monsieur Dédé, l'histoire promise de l'âne tombé dans le marais, et puis j'y ai ajouté quelques éléments de votre univers symbolique, comme moules, rosace, défécation, le tout joliment épuré et aseptisé. Abordable même pour les moins de 14 ans.
La Mouclade
C'était une belle journée comme tant d'autres, mais celle-ci m'est restée gravée dans le souvenir. On avait de la visite pour quelques jours, un ami d'un ami d'une connaissance de mes parents, ou quelque chose comme ça. Michel, il s'appelait, et sa fille Émilie. Émilie avait quelques années de moins que moi, différence qu'elle compensait par une assurance admirable. Petite fanfaronne, elle me contait les extraordinaires luttes aux échecs entre elle et son père et du coup j'étais restée un peu sur ma faim quand je l'y avais battue à plate couture.
Toujours est-il que pour faire honneur à nos invités, ma mère avait décidé de faire une mouclade au dîner. Pour ça on avait le support, il nous fallait le combustible. Nos pères nous ont laissées, Émilie et moi, grimper à l'arrière de la vieille rodéo rouge ; le berger allemand nous a rejoints d'un bond dans la benne décapotée.
Nous avons donc rempli un gros sac en toile de jute avec épines et pommes de pin. Voilà pour le combustible.
À la maison, Jean-Yves attendait, faisant les cent pas, même les deux ou trois cents pas. Très émotionné. Jean-Yves était un voisin, pas tout proche voisin, mais dans un village personne n'est trop éloigné, un voisin donc de l'autre bout du village. Il était en temps normal l'heureux propriétaire d'un âne, d'un croix Saint-André gris clair avec cette distinctive ligne noire sur l'échine croisée à la perpendiculaire par une autre ligne noire qui souligne les épaules. Mais en cet instant il était profondément abattu, son âne venait de tomber dans un des fossés bordant le marais salant où il paissait habituellement et on n'en voyait plus que la tête. Mon père et Michel sont partis ensemble soutenir le pauvre âne et son pauvre maître dans cette situation délicate. En mettant la main à la pâte. Je me demandais comment on avait réussi à diagnostiquer cette cause pour la mort de tous ces ânes qui plongeaient dans les marais ni trop profondément ni pas assez, et pour changer le sujet j'ai demandé comment se portait Jean-Yves pendant le sauvetage. "Aucune idée" a répondu mon père. Jean-Yves les avait déposés à l'entrée du petit chemin de terre menant au marais salant, et les jambes molles et tremblantes s'était assis sur une grosse pierre, puis traîné jusqu'au café des sports. Il en était ressorti en même temps que l'âne du fossé et les deux s'étaient plus ou moins jetés au cou l'un de l'autre, l'un brayant, l'autre sanglotant, les deux tout vaseux. Bon, je répète la version de mon père, mais il a tendance à exagérer alors je ne sais pas quelle est la part des choses.
Donc il était l'heure de préparer notre mouclade. On a sorti l'épaisse planche carrée, 50 x 50 cm, avec ses trois clous au centre, enfoncés juste un peu dans le bois, assez pour tenir solidement et pas trop pour se dresser encore. Dresser, justement il fallait dresser les moules à présent, debout appuyées les premières contre les clous, les suivantes contre les premières, bien serrées les unes contre les autres, l'ouverture vers le bas. Ce dernier détail est très important, on peut faire d'ailleurs l'erreur une fois et cette fois-là suffira à faire entrer la leçon dans le crâne du gourmet. On recouvre ensuite la rosace de moules d'une épaisse couche d'épines et d'une pile de pommes de pin, et on enflamme le tout. Pas besoin d'artifice pour y mettre le feu, la résine du pin prend à la première étincelle.
Quoi de plus réjouissant que cette lueur vive et odorante dans l'obscurité maintenant environnante. Nous les enfants on a été réquisitionnées pour mettre vite la table sous les chênes, sans omettre ces grosses bougies de jardin à la citronnelle qui éloignent les moustiques et les hannetons.
Assez rapidement la chaleur a fait ouvrir les coquillages, et à ce moment l'étourdi qui les aura placés à l'envers verra son repas se garnir copieusement de braises et de cendres, tandis que chez l'autre l'eau des fruits de mer s'écoulera vers le bas et la cuisson sera à point. Ce soir-là la cuisson a été à point.
Et pendant que nos yeux d'enfants se fermaient petit à petit, les adultes parlaient de ces choses qui tour à tour avivaient ou émoussaient notre curiosité. J'ai porté tout ce temps le souvenir d'un récit de Michel. Le voici.
Il était en train de bêcher dans son jardin. À l'instant et l'endroit où il allait abattre à nouveau son outil, il a vu une mante religieuse. Il aurait pu, comme il l'a dit, il aurait dû détourner sa trajectoire. Il a eu ce temps infime de réflexion et cette liberté de décision. Mais il a achevé son geste. La nuit qui a suivi, il a rêvé d'une femme qui l'embrassait. Peu à peu la douceur se chargeait en douleur jusqu'à soudainement l'éveiller. Hagard comme après les cauchemars il a regardé autour de lui. Et sur le bord de la fenêtre entrouverte, une mante religieuse le regardait. Et son reflet dans le miroir lui montrait deux gouttes de sang sur ses lèvres.
C'était le rêve, qui a jeté les adultes dans de longues considérations plus vaseuses que le Croix Saint-André, et moi, encore dans l'enfance innocente, je me demandais pourquoi personne ne qualifiait d'absurde ces rapprochements entre tendresse et violence.
Salima Salam aime ce message
DédéModéMar 3 Aoû - 7:02