Ta mer, la pute
The Rain, susurre Mélody Gardot de sa voix chaude, dans mes écouteurs. En parfaite adéquation avec le crachin breton qui noie la pointe en ce jour de décembre. C'est là que tous les ans je viens en pèlerinage, me recueillir au raz des flots sur la pointe la plus avancée du pays. Triste anniversaire ma Julie, mon amour, à jamais. Beaucoup ont déclamé cette profession de foi et puis, comme on dit, la vie reprend son cours. Qu'on ne vienne pas me le dire, si l'on tient à ses ratiches.
Le souvenir le plus fort, que je garde de nous, c'est ce karaoké où les yeux dans les yeux, nous nous accordions sur Don't Give Up de Peter Gabriel. Elle quittait le ponton le lendemain, pour la course la plus folle, autour du monde en solitaire, sur son Imoca "Isit". What isit ? Me direz-vous. L'Imoca est une bête de course de 18 mètres et vous pouvez imaginer ce que ça représente, pour un petit bout de femme, de mener ce coursier sur toutes les mers du globe.
Ne tombez jamais amoureux d'une skipper de haut vol. Je ne savais pas ce qui m'attendait, quand sa tignasse blonde, volant au vent, vint faseyer, comme la voile, devant le bleu de ses yeux. A cette époque, nous naviguions en équipage. De fil en aiguille, nous devînmes inséparables et notre duo figura en bonne place, sur les courses du circuit. Jusqu'au jour où elle me déclara "Je veux faire le Globe". Entendez, le globe Challenge, la course autour du monde en solitaire, qui part des Sables d'Olonne. Un peu vexé qu'elle prévoit de naviguer sans moi, je ne relevais pas. Le jour où elle me présenta "Isit", je compris que ce n'étaient pas des paroles en l'air. Elle avait un sponsor, un bateau, une team, et la rage au corps et au coeur.
Pendant une année, on nous vit, en double ou en solitaire, elle, à la manoeuvre, moi à la route et à la météo, à bord ou à terre, sur les courses du championnat "Imoca". Qualifiée pour prendre le départ du Vendée Globe, je la vis descendre le chenal, le coeur serré à la pensée des mois que nous allions passer loin l'un de l'autre. Physiquement, car moralement, nous resterions en contact lors des vacations radio.
Dans les premiers temps tout allait bien, comme prévu. Elle avait doublé le cap Leeuwin, en dessous de l'Australie, depuis longtemps déjà. Nous avions prévu une route très sud, au raz de la zone d'exclusion qui marque le royaume des glaces. A la vacation du soir, elle me faisait part de son appréhension car elle avait aperçu quelques glaçons. Heureusement, juste de quoi rafraîchir le whisky. Encore qu'à ce niveau de température ce ne soit pas nécessaire.
Le lendemain, au moment où elle prenait la parole, j'entendis un bruit sourd et un "Merde" retentissant. "J'ai touché quelque chose. Je sors pour voir".
De nombreux objets flottants se baladent dans toutes les mers du globe. Containers, glaçons, sans compter les cétacés. Sur ces voiliers, dont plusieurs appendices sont immergés : Quille, Foils, dérives, safrans, hydrogénérateurs, le moindre choc peut causer des dommages handicapants et parfois irrémédiables.
"Rien d'anormal du côté visible. Je vais vérifier à l'intérieur". Un court instant, puis la voix angoissée de Julie "La quille a dérouillé. Elle est coincée et il y a une voie d'eau conséquente". La quille des Imoca est dite pendulaire, ce qui signifie qu'elle peut jouer latéralement dans son logement suivant les allures. Cet avantage, qui permet de maintenir celle-ci dans l'axe, quelle que soit la gîte, constitue une fragilité et en cas de choc important, un fort risque de voie d'eau. "Pour le moment, la dérive fait le job. J'ai relevé le foil tribord. Je vais lancer la pompe. Je te rappelle si ça s'aggrave".
J'attends dans l'angoisse son prochain appel, mais rien de toute la nuit. Au petit matin, n'y tenant plus, je tente d'établir la liaison. Sa réponse tarde et au bout d'un quart d'heure, c'est d'une voix essoufflée qu'elle répond enfin. "La dépression qu'on avait repérée m'est tombée dessus plus tôt que prévu et avec cinquante centimètres d'eau dans le carré, ça n'est plus manoeuvrable. La grand voile est partie avec le mât. Les paquets de mer entrent par le rouf arraché et la voie d'eau de la quille s'est aggravée". Elle éclate en sanglots et m'assure - devant mon incompréhension que la situation se soit aggravée aussi vite - qu'il n'y a plus rien à faire, que l'aventure est terminée. Je la sens anéantie et pour l'encourager je lui fredonne "Don't Give Up" et la communication est coupée.
Je multiplie mes appels, en vain. L'eau a dû noyer les batteries et si elle n'a pas eu le temps de mettre le radeau à l'eau, l'Iridium (téléphone satellitaire), qui fait partie du matériel embarqué, ne lui permet pas de garder le contact. En désespoir de cause, je mets en branle la team et le centre de secours de la course et leur communique la dernière position connue, l'actuelle n'apparaît plus sur mes écrans.
Dans ces mers, il faut plusieurs jours pour repérer et atteindre un navire en perdition. La frégate australienne dépêchée sur les lieux, signalés par la balise de détresse que Julie a eu le temps de déclencher, ne récupèrera qu'un morceau de mât, auquel est attaché un fragment de voile.
"Ta mer, la pute", qui était toute ta vie, a causé ta mort et ma désespérance. La chanson de Peter n'a pas suffi à te donner la force d'entreprendre l'impossible et Mélody n'en finit plus de noyer mon chagrin.
FantineSam 3 Fév - 19:21