La Madrague, un port minuscule à quelques kilomètres à l’ouest d’Alger, 1971.
Un grand cabanon en planches de bois fatiguées et peintes en bleu ciel. La peinture est aussi fatiguée que le bois. Le terrain doit faire trente mètres sur quatre-vingts. Oui, à peu près ça. Derrière le cabanon, toute une surface est à désherber, les herbes sèches montant à plus d’un mètre vingt : elles me dépassent. Devant, c’est déjà assez praticable pour faire du vélo et donc tomber beaucoup (mon premier vélo, pliable, rouge métallisé, tout neuf), ou jouer au croquet. Il faut attendre que les adultes aient nettoyé le terrain de derrière pour pouvoir jouer aux boules. Le cabanon est assez grand pour que tout le monde dorme dedans : Papa, Maman, Patrick (mon frère), Papy et Mamy qui ont fait le voyage depuis Sète, et quelques couples d’amis venus passer la semaine ou juste le week-end.
Pour moi, le cabanon est à tout le monde, puisque tout le monde y fait quelque chose d’utile, sauf moi qui suis trop petit : je suis là plutôt pour jouer. Faire quelque chose d’utile, c’est, par exemple, désherber derrière ou redresser le portail qui flanche ou balayer l’intérieur. Jouer, c’est prendre les grosses bosses en terre avec le vélo jusqu’à la gamelle qui fait arrêter. Et à part jouer, je vais à la plage avec Patrick. Ou dans la grande rue qui descend. Mais là c’est encore pour jouer. Pour y aller, faut d’abord monter, et une fois en haut, on fait un concours de roseau frais. Pour ça, il faut prendre une feuille de roseau (au bord de la rue, il n’y a que ça) puis prendre un peu d’élan dans le sens de la descente et lancer la feuille par terre, le bout lourd - l’endroit où la feuille tenait à son roseau - devant, bien sûr. La feuille glisse tout droit et celle qui va le plus loin gagne.
Le premier jour, le bitume, la terre, les cailloux, les épines de ceci ou de cela, et tout simplement la chaleur du sol, quel qu’il soit, font un peu mal aux pieds. Mais ils s’habituent vite. J’aime bien traverser le terrain plein d’herbes sèches et d’épines, juste à la sortie du cabanon, pour aller à la plage : ça accélère le durcissement de dessous les pieds. Je dis la plage mais c’est souvent au port qu’on va. À une centaine de mètres du cabanon, on tourne à droite et on longe les maisons qui font face à la mer et l’une d’elles est un petit magasin avec son comptoir qui donne directement dehors, où on s’arrête des fois pour acheter un beignet (une épicerie ? une pâtisserie ? une boulangerie ? je ne sais pas). On continue un peu et on est au port. Là, je regarde les Zodiacs, ce sont les seuls bateaux qui m’intéressent, ils me fascinent. Leurs coques sont faites de boudins en plastique remplis d’air à très grande pression et quand on les voit filer sur l’eau à grande vitesse, ils forment un angle presque à 45° avec l’eau, c’est génial, mais je ne suis jamais monté sur un Zodiac.
Parfois, au lieu d’aller vers le port, on va de l’autre côté, à gauche en sortant du terrain du cabanon. La rue est assez longue mais ça vaut le coup. Arrivés presque au bout, on descend à droite vers la mer qui n’est qu’à une vingtaine de mètres et on y est : c’est le coin des rochers, et des crevettes. C’est difficile d’attraper une crevette à la main et on n’a pas d’épuisette, parce que ça serait de la triche. Alors on reste dans l’eau pour le plaisir, en faisant attention aux rochers pour les pieds. Et on regarde les crevettes. Un adulte m’a dit qu’il ne faut surtout pas se noyer là parce que sur un humain noyé, ce que les crevettes mangent en premier, c’est le zizi.
Au bout d’un moment, on décide de rentrer. On reprend la rue longue et à mi-chemin on voit de loin le monsieur avec le petit singe sur son épaule. Il est rigolo, le singe, mais on connait la consigne : ne pas essayer de le toucher parce qu’il peut facilement mordre. Et personne ne veut goûter à une morsure de singe, même tout petit. Alors on ralentit quand même un peu, on s’arrête, pour regarder, et le monsieur est content qu’on les regarde, son singe et lui, je crois. On essaye de trouver des choses à dire pour pouvoir regarder le singe plus longtemps. Mais assez vite le monsieur doit continuer son chemin.
Un peu plus loin je reconnais sur le talus de droite l’endroit où un mouton a été égorgé, l’autre jour. Égorgé, puis accroché, puis dépecé, etc. Beaucoup de sang, du sang qui m’en rappelle un autre. En bas de la rue qui descend, j’ai croisé un garçon d’à peu près mon âge, 6 ou 7 ans, habillé d’une belle robe longue très blanche et pleine de soleil, avec des taches rouges au niveau de l’entrejambe. Il venait de se faire circoncire, à vif, comme le veut la tradition. Je n’ai demandé à personne pourquoi c’était la tradition. On dirait que le mot à lui tout seul demande qu’on ne pose pas de questions. J’espère juste que les petits garçons n’ont pas trop mal mais je n’y crois pas vraiment*.
Je parle à peine du soleil, peut-être parce que ce n’est pas la peine tellement il y en a, tellement c’est beau et bon, tellement c'est une évidence. Papy met des sandales en plastique pour aller à la mer et presque le premier jour il a déjà le dessin des sandales sur ses pieds, ça nous fait bien rire. Mamy nous fait du pain perdu que je n’ai jamais retrouvé ailleurs. La nuit, Papy ronfle beaucoup, mais on n’y peut rien.
Le soleil me cache la plus grande partie de mon enfance et quand je veux y replonger, il me manque les vagues, puissantes, bruyantes et très grandes pour moi. Alors je m'allonge sur une plage et je repense au scarabée qui joue avec moi à disparaître sous le mince filet de sable dont je le recouvre et réapparaître je ne sais jamais où.
* Cinquante ans ont passé et je déteste toujours autant les traditions.
Dernière édition par Salima Salam le Mar 17 Mai - 22:56, édité 1 fois
Salima SalamVen 13 Mai - 0:22