"...1962. Il cligne ses yeux de lapin russe qu'il a rouges de bière et de nuits
d'insomnies. Il tousse bref et sec comme tous les anciens tuberculeux. Il
fume autant que les cheminées d'usine qui l'ont regardé grandir. Il est de la
banlieue et des fortifications qui ceinturaient Paris avant le HLM. Il est du
peuple, de la saltimbanquerie, du voyage, d'où son parler cruel, inventif et
sournois, son goût des aubes grises, des petits zincs et des vins blancs
cassis. Il est des bords de Marne bien plus que du Midi et même que de
Deauville. Il est de la partie de cartes et du ventre des Halles. Il est du
marécage et pas de la montagne. Il est de France, ni de Loire, ni du Jura,
ni de Dordogne, ni de Bretagne mais de la rue, du surin, de la quincaillerie,
de la tonnellerie, de l'émeute, des prisons, de la fronde, du protège-putain
et du déteste-flic. Sa gueule est à elle seule une sorte d'antiaffiche pour
maison de la culture, rien à faire pour la planifier...
Michel Audiard est fabriqué d'un enchevêtrement de contradictions parfai-
tement inextricables. C'est le lâche courageux, la crevure increvable, le fils
de prolétaire réactionnaire, qui se bat pour garder des privilèges et des
châteaux qu'il n'a jamais eus, qu'il n'aura pas et dont au fond il n'a pas envie.
Je l'ai vu défendre pied à pied ses ennemis les plus féroces, et exécuter à
bout portant les amis qui avaient cessé de l'amuser. Prodigieusement pares-
seux, il a passé toute sa vie au labeur. Pendant quinze ans, avant de prendre
sa vitesse de croisière, il a écrit quatre-vingts pour cent des scénarios et des
dialogues des films qui se tournaient en France. Personne ne s'est démené
autant que lui pour être payé aussi cher. Personne n'a gagné autant avec une
plume, du papier et de la méchanceté. Peu de gens ont autant de dettes, peu
de gens se foutent autant de l'argent. Réinventeur de Gabin après la guerre,
ex-coureur cycliste, ex-ouvrier tourneur, faux ignare, sachant Céline par coeur
et ayant admirablement lu Proust, il possède néanmoins une orthographe
foutrement personnelle. En cas de répression terroriste contre les écrivains,
il serait mis hors de cause et sauvé par le test de la dictée. Et pourtant, il
connaît la langue française comme ne la connaissent que ses inventeurs...
Il m'a appris que la place d'un mot n'est pas là où l'on dit, mais là où il chante,
là où il y a de l'écho et aussi de l'effet. Tennisman du verbe, il sait monter au
filet comme personne, et ses coups de raquette me siffleront aux oreilles tant
que j'aimerai écrire.
Michel Audiard... Il m'a parfois trahi, je l'ai parfois vendu. L'amitié, quoi... "
Pascal Jardin "Guerre après guerre" Grasset
Dernière édition par Jihelka le Jeu 6 Juil - 12:48, édité 4 fois
d'insomnies. Il tousse bref et sec comme tous les anciens tuberculeux. Il
fume autant que les cheminées d'usine qui l'ont regardé grandir. Il est de la
banlieue et des fortifications qui ceinturaient Paris avant le HLM. Il est du
peuple, de la saltimbanquerie, du voyage, d'où son parler cruel, inventif et
sournois, son goût des aubes grises, des petits zincs et des vins blancs
cassis. Il est des bords de Marne bien plus que du Midi et même que de
Deauville. Il est de la partie de cartes et du ventre des Halles. Il est du
marécage et pas de la montagne. Il est de France, ni de Loire, ni du Jura,
ni de Dordogne, ni de Bretagne mais de la rue, du surin, de la quincaillerie,
de la tonnellerie, de l'émeute, des prisons, de la fronde, du protège-putain
et du déteste-flic. Sa gueule est à elle seule une sorte d'antiaffiche pour
maison de la culture, rien à faire pour la planifier...
Michel Audiard est fabriqué d'un enchevêtrement de contradictions parfai-
tement inextricables. C'est le lâche courageux, la crevure increvable, le fils
de prolétaire réactionnaire, qui se bat pour garder des privilèges et des
châteaux qu'il n'a jamais eus, qu'il n'aura pas et dont au fond il n'a pas envie.
Je l'ai vu défendre pied à pied ses ennemis les plus féroces, et exécuter à
bout portant les amis qui avaient cessé de l'amuser. Prodigieusement pares-
seux, il a passé toute sa vie au labeur. Pendant quinze ans, avant de prendre
sa vitesse de croisière, il a écrit quatre-vingts pour cent des scénarios et des
dialogues des films qui se tournaient en France. Personne ne s'est démené
autant que lui pour être payé aussi cher. Personne n'a gagné autant avec une
plume, du papier et de la méchanceté. Peu de gens ont autant de dettes, peu
de gens se foutent autant de l'argent. Réinventeur de Gabin après la guerre,
ex-coureur cycliste, ex-ouvrier tourneur, faux ignare, sachant Céline par coeur
et ayant admirablement lu Proust, il possède néanmoins une orthographe
foutrement personnelle. En cas de répression terroriste contre les écrivains,
il serait mis hors de cause et sauvé par le test de la dictée. Et pourtant, il
connaît la langue française comme ne la connaissent que ses inventeurs...
Il m'a appris que la place d'un mot n'est pas là où l'on dit, mais là où il chante,
là où il y a de l'écho et aussi de l'effet. Tennisman du verbe, il sait monter au
filet comme personne, et ses coups de raquette me siffleront aux oreilles tant
que j'aimerai écrire.
Michel Audiard... Il m'a parfois trahi, je l'ai parfois vendu. L'amitié, quoi... "
Pascal Jardin "Guerre après guerre" Grasset
Dernière édition par Jihelka le Jeu 6 Juil - 12:48, édité 4 fois