[Après un départ qui avait tout de définitif et une absence de plusieurs mois, je me permets de revenir poster ce petit texte. J’espère que personne n’y verra d’objection]
Le jeune homme descendit du train vide et posa sa petite valise sur le quai, le temps de secouer autant que possible sa chemisette et l’aérer pour se donner de la fraicheur. Le train ne tarda pas à se remettre en branle et le laissa là. Le jeune homme entreprit de chercher un employé de la gare pour le mettre sur le chemin de l’adresse mais ne trouva personne. Il traversa la gare et se retrouva sur une placette triangulaire bornée de trois platanes. Au-delà, c’était un désert rural. Il sortit de sa poche de poitrine le papier cartonné humidifié par la transpiration et relut ce qu’il savait maintenant par cœur : « Ferme de la Combe, 2, allée des Mauves ». L’autre information était celle du télégramme : « Présence impérative vendredi matin sept heures et demie ». Ce jeudi, à quatre heures de l’après-midi, il était en principe tout à fait en avance, bien assez pour trouver l’adresse puis une chambre pour y passer une nuit de repos avant l’embauche.
Il avait connu des chaleurs plus fortes, mais ici le soleil atteignait le plus profond de sa cervelle pour y jouer aux osselets, provoquant un mal de tête auquel il n’eût pu se soustraire qu’à la faveur d’une ombre. Or la seule ombre ici était celle des platanes. Autour, et hormis la minuscule gare elle-même, il n’y avait pas de bâtiment, pas une maison. Des champs secs et, au loin, il est vrai, un village, le bon village, espéra-t-il. Il lui fallait donc délaisser momentanément toute idée d’ombre et marcher jusque là-bas. Il y trouverait forcément l’endroit indiqué, ou tout au moins quelqu’un qui l’aiderait.
La marche semblait interminable. De la place triangulaire, il avait pris la route la plus large, celle qu’il aurait dite principale, espérant qu’elle le mènerait bien au village. Il n’avait pas prévu de chapeau, cette chaleur n’étant pas de saison. Après une grosse demie-heure de marche, il entendit au loin des aboiements. Au détour d’un bosquet distant d’une bonne centaine de mètres à main droite, il put voir une habitation d’où semblaient provenir les aboiements. À mesure qu’il marchait, il se faisait de plus en plus évident à l’oreille que c’étaient plusieurs chiens qui aboyaient. Une curiosité naturelle lui donna envie d’aller vers cette maison mais aucun chemin n’y menait encore, et lorsque, quelques minutes plus tard, le chemin se présenta, le jeune homme décida que c’était peine perdue et garda le cap sur le village. Les chiens criaient toujours, se faisant maintenant lointains. Encore un quart d’heure ou une petite demie-heure de marche, pensa-t-il. Le soleil jouait toujours à l’intérieur de son crâne. C’est seulement peu avant cinq heures qu’il arriva enfin au panneau : Les Estilles. C’était le bon village et il y entra rassuré, mais tout était si calme, si désert, que c’en était perturbant. Il marcha au hasard des quelques rues et places qui lui semblaient les plus propices à une rencontre, mais il ne croisait personne. Il remarqua que les quelques commerces qu’il voyait étaient fermés. Un aboiement le surprit, il venait de devant, plus loin. Il s’y dirigea en pensant à l’adresse à demander : Ferme de la Combe, 2, allée des Mauves. Il avait pressé le pas et voyait maintenant l’enseigne d’un bar. Un bar ouvert : il allait rencontrer du monde. Arrivé au bar, il entra et remarqua deux tables occupées chacune par quatre joueurs de cartes. Aucun d’eux ne leva le nez. Sur le côté gauche s’enfonçait un long comptoir et au bout du zinc, au pied d’un haut tabouret, un gros chien noir et feu à poil ras, sûrement celui qui avait aboyé, était couché et le fixait. Sur le tabouret était assis un homme corpulent, d’une soixantaine d’années, le visage à la fois bouffi et creusé par des excès indéterminés, abîmé, en tout cas, et pas véritablement ouvert.
Le jeune homme avait posé sa valise.
L’homme au tabouret fixa son verre de Ricard et lâcha d’une voix grave et trop grasse un long :
« Héééééé oui. »
Thierry Lazert aime ce message
JihelkaMer 5 Juil - 15:53