L'écriture technique en littérature,
Entretien avec Julien Léon,
Auteur de Zone d'exclusion
Nom : Julien Léon
Année de naissance : 1978
Profession : Ingénieur aéronautique
Genre littéraire : nouvelles, poèmes, paroles de chanson
Salima Salam : Cher Julien, bonjour, merci d'avoir accepté cet entretien avec le Bastringue littéraire. Pour commencer, je propose que tu te présentes en quelques lignes.
Julien Léon : J’ai 45 ans et j’habite à côté d’Aix-en-Provence. Je travaille à l’aéroport de Marseille en tant qu’aiguilleur du ciel. J’écris depuis la fin du lycée, mais avec davantage d’assiduité depuis début 2020. J’ai publié Zone d’exclusion en avril 2022, suivi de deux recueils de seize nouvelles chacun. Un troisième recueil est prévu pour décembre 2023.
Salima Salam : Tu es l'auteur de Zone d'exclusion, une longue nouvelle de 130 pages du genre thriller fantastique. La scène se passe en Ukraine, à Prypiat, près de Tchernobyl. Le récit est construit en deux parties ; la première : L'Enfer du décor, est réaliste et décrit une mission de contrôle des forces de l’ordre, une trentaine d'années après la catastrophe nucléaire. La seconde partie : L'Affrontement, même espace-temps, évolue dans le paranormal.
Tu as choisi un lieu atypique, lourd d'un passé terrible, et qui, parallèlement, excite l'intérêt, nourrit l'imaginaire collectif, attire les amateurs d'exploration urbaine.
Je te laisse compléter la présentation de Zone d'exclusion.
Julien Léon : Le récit est certes plus court qu’un roman, notamment car il se déroule sur moins de vingt-quatre heures, mais il se veut immersif et sans temps mort. L’idée est en effet de partir d’éléments historiques et géographiques conformes à la réalité pour tisser d’emblée une atmosphère sombre et oppressante. Le livre est aussi parsemé de touches d’humour et de poésie. La seconde partie s’affranchit du réalisme pour explorer le fantastique horrifique, tout en conservant le même style qui s’efforce d’être acéré et percutant. Comme mes autres livres, Zone d’exclusion aborde les vicissitudes de l’âme humaine, sans moraliser.
Salima Salam : Professionnellement, tu viens du secteur de l'ingénierie. Cette composante ressort très nettement dans ton écriture : certain vocabulaire technique, mais avant tout, ton plaisir dans les descriptions des actions et des réactions physiologiques et émotionnelles.
Voici une description d'un bâtiment :
De sa position, le gendarme distingue avec amertume les ruines fantomatiques du MsCh-126, l’ancien hôpital principal destiné aux travailleurs de la centrale nucléaire et à leurs familles. Composé de cinq pbâtiments interconnectés de six étages, cet immense complexe se situe sur la rue Druzhby Narodiv. [...] Sur le toit, de grandes lettres indiquent Здоров'я народу - багатство країни : la santé du peuple est la richesse du pays.
Le lieu décrit dans cet extrait existe, il est nommé, situé sur la carte et joint en photographie à la fin de l'œuvre ; tes mots doivent donc correspondre à la réalité. Ce qui semble, à première lecture, une description fluide "en passant", s'avère être le plan du squelette de béton et l'évocation de l'âme : les mots en russe convoient la dimension linguistique, sociale et idéologique. Le tout est réalisé avec une simple progression à "thème constant" (l'ancien hôpital), d'où se ramifient des "thèmes variables" (la population pour qui l'hôpital a été construit, l'architecture, la situation sur le plan de ville, le détail de l'inscription).
Tu dresses dans l'imagination du lecteur un lieu, que le monde entier connaît de nom, mais où presque personne n'est plus allé depuis près de 40 ans. Alors tu dois aussi, pour le lecteur, faire revivre une époque, celle à laquelle l'activité humaine s'y est figée, vers la fin de la Guerre froide dans le bloc soviétique.
Comment as-tu construit la base réaliste de ton récit ? Quelles recherches as-tu faites ? Comment s'est opérée la mise en écriture ?
Julien Léon : J’ai commencé par rédiger les grandes lignes de l’histoire, c’est à dire les actions effectuées par les quatre personnages principaux jusqu’à l‘épilogue. Dans le premier jet, il figurait peu de dialogues et peu de descriptions physiques des personnages. Je me suis ensuite concentré sur la documentation liée à la ville de Prypiat. J’ai lu pas mal d’articles historiques, touristiques, scientifiques, des témoignages… Je sais qu’il existe une série connue qui déroule à Tchernobyl, mais je ne l’ai pas vue. J’ai accordé de l’importance aux décors qui constituent quasiment un personnage. Je me suis aussi documenté pour par exemple donner aux protagonistes des noms typiquement ukrainiens et pour qu’ils disposent d’uniformes et d’armes conformes à la réalité. Puis au fur et à mesure, j’ai rajouté divers éléments, par-ci, par-là, un peu comme pour composer une mosaïque. Je ne crois pas que la majorité des auteurs procèdent ainsi, mais c’est la méthode qui me convient le mieux. J’ai besoin d'avoir une vision globale avant de me consacrer aux détails, même s’ils participent amplement à l’intrigue et à l’atmosphère.
Salima Salam : Le personnage Mykhaylo occupe une place particulière dans la nouvelle. C'est lui qui apparaît en premier et c'est avec lui que se clôture le récit. Bien que tu écrives aussi avec la perspective du narrateur omniscient, la plupart du temps c'est par les yeux du brigadier, en focalisation interne, que le lecteur appréhende les évènements.
Ici, nous avons la description de deux autres personnages :
Les portières du second véhicule s’ouvrent, les deux officiers passent également à l’action. Du côté passager Boris Pavlyuk déroule son mètre quatre-vingt-douze. Âgé d’une trentaine d’années, docile, il arbore une épaisse moustache noire. Chapeau à la main, il gratte son crâne rasé. Le conducteur s’extirpe à son tour du véhicule. Il semble être en proie à une émotion étrange, sa pomme d’Adam proéminente s’agite d’un mouvement régulier.
Ces deux hommes sont saisis en quelques détails puisés dans le physique, le psychologique et le physiologique, ce qui suffit à leur donner corps dans l'esprit du lecteur.
Les quatre personnages principaux, comment ont-ils pris chair dans le livre ? D'où viennent-ils ? Que ou qui représentent-ils ?
J'aborde la question de l’ego et de son impact sur les interactions humaines. Notamment en ce qui concerne les personnes dépositaires d’une forme d’autorité. Même face aux circonstances les plus critiques, certaines personnes ne sont pas en mesure de reconnaître leurs torts, ce qui aggrave la situation.
Julien Léon : Oui, c’est tout à fait ça. Le récit est souvent écrit en focalisation omnisciente, mais Mykhaylo est le personnage principal de l’histoire. Le récit s’articule autour de lui, c’est à dire de sa détermination et de sa sensibilité. C’est souvent via son prisme que le lecteur vit les différentes scènes. Tout d’abord, je suis parti sur l’idée de deux binômes un peu antagonistes pour créer des conflits. Bien sûr, ce n’est pas le sujet principal principal du livre, mais plusieurs fois j’aborde la question de l’ego et de son impact sur les interactions humaines. Notamment en ce qui concerne les personnes dépositaires d’une forme d’autorité. Même face aux circonstances les plus critiques, certaines personnes ne sont pas en mesure de reconnaître leurs torts, ce qui aggrave la situation. Plus globalement, pour les personnages, je ne me suis pas inspiré de quelqu’un en particulier, juste de diverses observations dans la vie quotidienne. Je pense que chaque lecteur pourra reconnaître des traits de caractère qu’il croise dans son quotidien. Les différents traits physiques et psychologiques des protagonistes sont venus au fur et à mesure de la réécriture. Cependant, je préfère des descriptions physiques concises pour ne pas ralentir l’action et laisser une part d’imaginaire au lecteur. J’estime que c’est l’un des avantages des livres par rapport aux films, de pouvoir laisser une place à l’évasion.
Salima Salam : Si je ne devais employer qu'un adjectif, je dirais que ton écriture est "technique".
Il jette un regard de biais vers l’écran de son GPS, les derniers kilomètres s’annoncent et érigent devant lui une muraille implacable de désolation : la Forêt rousse. Cette végétation de pins brunis, brûlés par les rayonnements radioactifs, se campe encore telle une armée de squelettes faméliques oubliés de tous.
Les figures de style que tu emploies ne visent pas un effet poétique ou primairement esthétique ; elles sont entièrement au service de ton propos. Dans l'exemple tiré du début de la nouvelle, la comparaison utilisant "armée de squelettes faméliques" relève à priori du cliché. Et pourtant... Et pourtant, la suite de la lecture fait apparaître l'expression sous un tout autre jour. Alors cliché, oui, mais pas gratuit.
Tu pratiques l'hypotypose descriptive, qui est l'utilisation de la description extrêmement détaillée à des fins réalistes. En deux ou trois passages, qui peuvent s'étirer sur plusieurs paragraphes, j'ai même ressenti ce petit quelque chose qui me fait détourner le regard pendant une scène de film trop explicite. Peut-être, à cet endroit, un avertissement au lecteur s'impose : il y a certaines scènes de violence qui peuvent choquer les âmes sensibles.
Comment décrirais-tu ton style littéraire ? Comment l'as-tu développé ?
Julien Léon : Sur la quatrième de couverture, j’ai pris soin de préciser que le livre est « réservé à un public averti ». Il ne comporte pas de violence gratuite, mais oui, il est animé par une volonté de susciter diverses émotions pour secouer la conscience. Je pense que le livre est accessible à partir de 15 ans. Pour en revenir à mon style, je n’ai jamais vraiment cherché à le définir, même si j’ai conscience qu’il est un peu atypique. Une fois, on m’a dit que j’écrivais du « gore poétique ». Au début, cet oxymore m’a fait sourire, mais je dois bien avouer qu’il comporte une part de justesse. Par ailleurs, j’attache une certaine importance à la musicalité, aux jeux de mots et aussi aux mots qui se répondent que ça soit dans le même paragraphe ou plusieurs pages après. Mes textes sont bien sûr intelligibles si on les lit une seule fois, mais j’aime l’idée du palimpseste, avec différentes strates d’écriture. Un lecteur m’a dit qu’il trouvait que ça ressemblait à un album de musique, qu’on peut réécouter plusieurs fois pour percevoir différents éléments.
Salima Salam : Par l'usage de la perspective interne et de l'hypotypose descriptive, les lieux, personnages et actions prennent des aspects cinématographiques ; des images très précises surgissent dans l'imagination, sans laisser de flou quant au déroulement des faits. Par contre, tu entretiens le mystère sur les causes des phénomènes étranges observés. Un projecteur sur les actions et de grandes zones d'obscurité sur le pourquoi, il me semble que c'est de ce contraste que naît la tension du récit.
J’aime cadrer le récit, sans limiter l’imaginaire du lecteur.
Qui sont tes modèles littéraires ? Quels sont les auteurs qui t'ont influencé ? Une citation de Lovecraft prélude au récit, ce choix n'est pas anodin, sans doute...
Julien Léon : Il est vrai que j’avais pour projet d’écrire un livre imprégné d’une perspective cinématographique, avec certains scènes éloquentes et incisives. A contrario, j’aime cultiver une forme énigmatique sur d’autres plans. Soit car ça ne me paraît pas essentiel, soit pour laisser le lecteur s’approprier certains éléments selon sa sensibilité. J’aime cadrer le récit, sans limiter l’imaginaire du lecteur. Au contraire, j’espère que certains points invitent le lecteur à s’interroger sur certaines vertus et failles de l’âme humaine. Je ne peux pas dire que certains auteurs m’ont influencé, d’autant que je ne lis pas beaucoup de romans, mais c’est assez impressionnant l’univers que Lovecraft a réussi à créer. Je pense que ce sont surtout des paroles de chansons qui ont influencé mon écriture.
Salima Salam : Tu as fréquenté – et tu continues à le faire – plusieurs sites littéraires, sur lesquels tu as fait des rencontres décisives pour avancer dans ton parcours d'auteur. S'il est vrai que la technologie d'internet est récente, et la floraison de plateformes et forums d'autant plus, cette tendance des gens de lettre à se réunir pour échanger a une longue tradition. Seulement, avant, cela s'appelait cercle, ou salon, ou café littéraire. C'était élitiste.
Parle-nous donc de ces sites et communautés que tu connais, de ce qu'ils t'ont apporté, de leurs différences et complémentarités ?
Julien Léon : Oui les nouvelles technologies ont un peu révolutionné le milieu de l’écriture, avec bien sûr des points positifs et d’autres négatifs. Tout d’abord, le fait de pouvoir être lu par certaines personnes en dehors du cercle proche (famille, amis et collègues) constitue un catalyseur de la démarche, surtout quand la plupart des retours sont positifs.
Publier sur Shortedition a été provisoirement une source de motivation, mais j’ai été assez vite lassé par certains fonctionnements. Sur Facebook et Instagram, j’ai pu entrer en contact avec d’autres auteurs. Ces échanges permettent de se conseiller et s’aider mutuellement, quand on s’inscrit dans des démarches similaires. J’ai aussi été encouragé par des chroniqueurs/euses. Mais c’est surtout de pouvoir toucher certains lecteurs via des groupes qui m’a conféré le plus de motivation dans mes projets littéraires. Notamment quand j’ai vu que même à l’étranger (notamment au Canada) des gens apprécient ce que j’écris. J’ai eu aussi la chance de faire des interviews en live sur des groupes Facebook de lecteurs. Il s’agit d’un bon vecteur de communication, d’autant que dès la fin du live, il existe un lien pour pouvoir voir ou revoir l’interview.
Salima Salam : Derrière l'écriture de Zone d'exclusion, il y a une intention. Et cette intention se trouve derrière au sens propre : délibérément pas affichée. En effet, tu ne voulais pas tomber dans la lourdeur de l'écrit moralisateur, qui prend un ton docte et glisse aux frontières de la Littérature. Cet extrait illustre l'avis d'un grand homme sur la question :
J'ai écrit (...) ceci qui me paraît d'une évidente vérité : « C'est avec les beaux sentiments qu'on fait de la mauvaise littérature. » (...) J'aurais aussi bien pu écrire que les meilleures intentions font souvent les pires œuvres d'art et que l'artiste risque de dégrader son art à le vouloir édifiant. Gide, Journal,1940, p. 52.
Alors, tu te concentres sur la description des faits, qui se révèlent être des "effets", et tout lecteur averti est invité, par le libre cheminement de la pensée, à se demander comment l'humanité en est arrivée là.
Dans Zone d'exclusion, tu ne livres pas de réponse à cette grande interrogation, mais... Le ferais-tu ici ? Quels sont les grands dysfonctionnements que tu vois dans le monde actuel ?
Julien Léon : Oui, je suis adepte du libre cheminement de la pensée. Ce qui est important pour moi, c’est d’instiller des émotions et des touches de réflexion, pas de donner mon propre point de vue et encore moins de dicter ce qu’il faudrait penser. Une des interrogations semée dans Zone d’exclusion est l’impact de l’activité humaine sur la planète et donc sur la Nature. Il y a également le manque de communication saine entre les humains. L’ego prédomine trop souvent. Ainsi j’ai l’impression que la notion du risque et du danger sont envisagés à leur juste mesure seulement quand c’est déjà trop tard.
Un bon moment d’évasion, au court duquel on a souri, ri et été ému, tout en tillant quelques neurones, je trouve cela déjà bien positif.
Salima Salam : Comment conçois-tu le rôle de l'écrivain, ses possibilités et ses limites, par rapport à la formation d'une conscience collective ?
Julien Léon : Grandes questions ! Je n’ai pas du tout la prétention de pouvoir de développer la conscience collective. Si je peux offrir un bon moment d’évasion, au court duquel on a souri, ri et été ému, tout en tillant quelques neurones, je trouve cela déjà bien positif.
Salima Salam : Tu as choisi l'auto-édition ; la troisième édition de Zone d'exclusion témoigne du succès de cette décision.
Peux-tu raconter pourquoi, comment ? L'aspect financier est particulier et d'actualité dans ton choix, un mot là-dessus ?
Julien Léon : J’aime bien que le résultat final corresponde à ce que je voulais réaliser. Ainsi, pouvoir maîtriser la globalité des démarches me convient bien. Avec les nouvelles technologies, il est beaucoup plus simple qu’avant de créer une couverture, effectuer la mise en page et éditer un fichier pour l’imprimer. Je n’ai pas pour ambition de vivre de mon écriture. Cependant, je n’ai pas envie de perdre de l’argent dans cette démarche. Sachant que je n’ai rien payé pour mes livres, je ne risque pas d’être déficitaire ! Plus sérieusement, j’ai pu constater que de nombreuses petites maison d’édition n’apportent aucune plus-value graphique et littéraire. Aussi j’ai conscience que les nouvelles n’intéressent pas autant que d’autres genres de livres. Donc, j’ai préféré faire les choses à ma manière, dans une démarche sincère et non mercantile. D’ailleurs, je verse les bénéfices de ce livre à la Croix-Rouge.
Salima Salam : Si nous avons omis d'évoquer quelque chose qui te tient à cœur, le dernier mot t'appartient.
Julien Léon : Je serai à l’affiche du Recueil maudit III qui sortira le 30 octobre, au côté d’autres auteurs tels que Cynthia Havendean, Mattias Köping, Alex Sol, David Fournier… C’est un projet collectif qui me tient à cœur, d’autant que l’ensemble des bénéfices sera versé à une association de prévention du suicide. Par ailleurs, mon recueil de nouvelles sombres intitulé Destins troublés est pré-sélectionné pour le Prix Masterton.
Salima Salam : Merci Julien pour cet entretien. Je souhaite beaucoup de succès à tes projets, et que Muse t'éclaire sur ces sentiers sombres où tu t'engages pour le plus grand plaisir de tes lecteurs.
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Publications :
- Zone d'exclusion, auto-édition, 2022, une longue nouvelle du genre thriller fantastique.
- Destins croisés, auto-édition 2022, recueil de 16 nouvelles
- Destins troublés, auto-édition, recueil de 16 nouvelles sombres
- Destins froissés, auto-édition, recueil de 16 nouvelles sombres (décembre 2023)