[Ce texte est assez long (2366 mots) et plus factuel que littéraire. Je le poste quand même parce qu'il y est question de la mort que j'ai évoquée dans mon texte précédent, Oui-Oui]
Ce soir de printemps, je sers deux clientes australiennes au snack de l’auberge où je travaille. Nous faisons la conversation, elles sont plutôt sympathiques. Arrive le moment où elles payent leurs consommations et quittent le bar. Bientôt je compte ma caisse, ferme ma boutique et descends vers ma chambre. Je passe, au sous-sol, devant la cuisine collective où je les revois, assises sur une table en train de discuter. Sur un prétexte ou un autre, je m’invite et prends part à la discussion. J’apprends que dans leur tour d’Europe elles sont passées par la Turquie d’où elles ont ramené de formidables substances prohibées. Elles me proposent de fumer avec elles et bien qu’étant tout sauf un habitué de ce genre de chose, je me dis « pourquoi pas ? » et j’accepte. J’en vois une qui prépare une minuscule pipe en bois, un shilom, dans laquelle elle met je ne sais quoi. Three, two, one, ignition. Voilà que le machin fume et se retrouve, assez vite, entre mes doigts. Je tire là-dessus sans trop y croire. Quelques instants après je me trouve fatigué et je dois prendre congé des deux Australiennes pour aller me coucher. Je n’ai pas vu d’éléphant rose.
Une fois dans ma chambre, je me déshabille sans tarder et me mets vite au lit. Je regarde le plafond, mes pensées flottent un peu. Puis se fixent sur Daphnée, la belle Daphnée, qui travaille à l’auberge, comme moi, et occupe la chambre du dessus.
Très vite je me rends compte qu’elle, dans le même temps, pense à moi. Nous nous parlons. Nous nous sommes trouvés. Mon esprit se roule dans le bonheur d’avoir enfin rencontré l’âme-çœur. Je ne peux pas rester là, dans mon lit, à me contenter de cette communion de pensées, il faut que j’aille à la rencontre physique de Daphnée. Je me lève, me rhabille des mêmes pantalon rouge et sweat-shirt noir que j’ai ôtés quelques minutes avant, je vis calmement une formidable excitation, « ne bouge pas, Daphnée, attends-moi, j’arrive ». Je sors de ma chambre, referme la porte derrière moi et me dirige vers l’escalier qui monte au rez-de-chaussée, vers son logement. Je gravis les marches et chacune d’entre elles me dit que c’est trop beau et que pourtant c’est vrai : elle et moi sommes sur le point de nous rencontrer. J’arrive à la porte de son appartement, tourne la poignée : fermée à clé. Mais oui, évidemment, c’est normal, tout le monde ferme sa porte à clé pour la nuit. Je ne toque pas, même discrètement : ai-je peur de réveiller quelqu’un dans l’auberge ? ai-je peur de me réveiller ? Je ne me pose pas la question, je suis juste déçu de tomber sur cet obstacle. Quelque chose d’absolu, de définitif, de vital, vient de rater et je ne peux que retourner, penaud, dans ma chambre. Je descends les marches, me dirige vers chez moi. J’ouvre la porte de ma chambre, franchis le seuil et, très exactement en franchissant ce seuil, me sens nappé et pénétré d’une folie froide et inconnue, et je vois, comprends, pénètre l’évidence : je viens, en entrant dans ma chambre, d’entrer dans mon tombeau et il ne me reste plus qu’à refermer cette porte sur ma vie. J’ai maintenant les deux pieds, tout entier, dans la mort.
Je m’assois sur ma chaise. C’était donc ça, c’est donc ça, la mort. C’est aussi bête que ça. Ah, ouais, d’accord… Avoir vécu tout ça pour en arriver là, cette fameuse mort, et ce n’est rien d’autre que ça, aussi bête que ça. Ah, ouais, d’accord… L’éternité devant moi, avec, sur ma table, ce paquet de Gitanes maintenant éternel et ce bouquin maintenant assassin, L’Étranger de Camus… Ah, ouais, d’accord…
Mon sentiment est celui de palper l’incommensurable bêtise de la condition humaine. La bêtise de la mort se mesure au saturé des couleurs environnantes. Et toutes les couleurs, dans cette chambre-tombeau, sol, murs, meubles, objets, vêtements, toutes sont saturées d’absurdité. Tout ici est plus réel, vibre plus fort que nature. Les couleurs et les reliefs sont augmentés en intensité comme pour mieux imposer leur réalité aux sens du nouveau-mort. Et ce n’est pas tout. La froide et inconnue folie a rapidement et imperceptiblement fait son nid au creux de ma nouvelle existence. Je peux m’allumer une Gitane et fumer pour toujours et tiens, d’ailleurs, je l’allume, ma clope, et je commence à la fumer et j’en ai vite assez alors je la jette sur le lit et tout peut bien cramer, je ne crains rien, je suis mort. Je regarde la clope se consumer sur le couvre-lit et commencer à attaquer celui-ci et quand même je la reprends, parce qu’on ne sait jamais, un incendie, même ici, serait obscène.
Où est-ce que j’en étais ?
Daphnée.
Oui, Daphnée. Amour et Toujours. Sa porte fermée, tout à l’heure, oui, je me souviens. Je n’ai qu’à la rejoindre par sa fenêtre, Daphnée. Reprendre l’escalier, prendre le long couloir, à gauche, qui mène à l’arrière de l’auberge, sortir et revenir par dehors vers les fenêtres et là, grimper (côté porte, le logement de Daphnée se situe au rez-de-chaussée mais côté fenêtre, il est au premier étage). Elle m’attend.
J’ouvre sans mal la porte de ma chambre et c’est étrange car j’avais fini, fasciné devant la disparition du temps, par me croire enfermé. C’était bien cela, d’ailleurs : la mort m’avait enfermé dans une chambre ouverte. À mesure que j’approche de l’escalier, l’excitation revient et grandit. Cette fois rien ne nous séparera. Je monte et le bonheur resurgit, à grande bouffées, à chaque marche, et chaque seconde qui passe me rapproche du ciel et de l’ultime vérité. En haut de l’escalier, je tourne à gauche, je suis fou, fou de joie, fou d’amour, fou tout court, et j’entame le long couloir et mes pieds ne touchent plus terre et je sens de partout le bonheur de voir, avec les yeux du cœur, Dieu, tout amour, et plus un doute n’est possible. Je vois un immense fleuve, au loin, couler vers moi et les flots, s’approchant, révèlent ce qu’ils sont réellement. Ils sont l’Humanité entière, le fleuve n’est que femmes et hommes et enfants et vieillards et valides et invalides et jaunes et rouges et noirs et blancs, nus, toutes et tous nus, procédant main dans la main, Humanité heureuse, Humanité réconciliée. Chacun et chacune, toutes, tous, par milliers et par millions, marchent tranquilles et heureux au sein de leurs semblables, baignant dans un simple amour qu’il suffisait d’accepter, qu’il suffisait d’accueillir, qu’il suffisait de cueillir. Et je comprends, là, la simplicité de Dieu et à quel point elle peut être trop simple pour nous et nos fiers cerveaux. Et je sais, là, que cette vision restera inscrite en moi. Le fleuve ne tarira pas, il faudra cela pour rêver, toujours plus haut, toujours plus fou et toujours plus bas, plus simple à la fois.
J’arrive au bout du couloir, la vision se disperse, s’évanouit et je sors et me dirige vers la fenêtre de Daphnée. Arrivé là, je commence à essayer de grimper les deux ou trois mètres de mur. C’est moins simple que prévu et très vite l’idée me vient que rien ne presse : elle et moi sommes déjà ensemble pour l’éternité, je peux m’asseoir par terre, sur l’herbe, et attendre, lui parler, nos âmes sont désormais mariées, je le palpe de toute ma conscience, aussi folle soit-elle. Car oui, je continue de me sentir fou, fou de bonheur, fou de Daphnée. La folie est une sensation très étrange, elle m’habite en continu, elle est, comme l’amour qui nous unit, une certitude qui dure, qui dure, qui dure. Je suis assis par terre sous la fenêtre de Daphnée et ma pensée parcourt le ciel où elle et moi savourons l’extase de n’être qu’un. Nos mots résonnent en nous d’une seule voix. Nous nous aimons et l’éternité est à nous.
Mais l’amour éternel, tout éternel qu’il soit, est défié par une réalité inutile et douloureuse : les définitions implosent et l’éternel connait une fin qui m’attend au tournant : je sens brutalement que l’extase qui nous unit est illusoire. Je suis seul et j’ai traversé seul ce paradis à deux, tout cela n’était que folie. Je souffre brusquement de mille et mille aiguilles qui transpercent mon corps tout entier, sa surface n’étant plus que douleurs insupportables : l’enfer existe et j’y suis plongé, seul, rendu fou par Daphnée. La souffrance est sans échappatoire, elle ne peut que durer sans fin et sans Daphnée. L’évidence me frappe qu’elle m’a rendu fou à jamais : elle doit mourir.
Je vais donc la tuer, puisqu’il le faut. Logique pure, débordant de pathos : tragédie grecque, l’odeur du papier jauni en moins.
Je me lève, froide folie au corps, et retourne au couloir : mes pas mécaniques me conduisent chez Daphnée. Les aiguilles ont disparu. La logique glaciale me pousse, il faut tuer Daphnée. La poignée. Fermée. Mais bien sûr, elle était déjà fermée tout à l’heure. J’avais oublié. Que faire ? La fenêtre. Passer par la fenêtre. Je ressors de l’auberge, et retourne, pantin trop bien articulé, sous sa fenêtre.
Qu’est-ce qu’il m’arrive ? Pourquoi suis-je ici, sous la fenêtre de Daphnée ? Je suis devenu fou et ma folie me pousse à la tuer. Bien sûr, puisque c’est elle qui m’a rendu fou. Mais on ne tue pas les gens, surtout quand on les aime. Non, on ne tue pas les gens, ça ne se fait pas, c’est impensable. Pourtant je sens bien cette folie pure qui me pousse au meurtre, plus forte que ma raison.
Je m’assois par terre et essaie de raisonner, justement. Je suis devenu un fou dangereux et je sens, je sais que c’est définitif. Si j’arrive à me raisonner, j’arriverai à ne pas la tuer ce soir, mais la folie me reviendra un jour, dans six mois, dans dix ans, dans quarante ans, que sais-je ? Et je serai le même danger pour elle. Le seul moyen de sauver Daphnée est de me supprimer tout de suite. Ne pas attendre, faire vite, sa vie est en jeu. Assis où je suis, j’ai devant moi une petite fenêtre, à moins d’un mètre de moi. Il me faut rassembler mes forces, prendre mon élan et me foutre la gueule dans cette fenêtre, ne pas tergiverser, c’est maintenant ou jamais. Je prends mon élan, et déjà je sais que la foi n’y est pas, je fais semblant. J’ai beau vouloir sauver Daphnée, je ne peux que déplorer mon manque de courage, ma gueule dans cette vitre, c’est trop pour moi, je baisse les bras.
La culpabilité s’immisce très vite. En ne me suicidant pas, je viens de rater ma première occasion de sauver la vie de Daphnée. J’essaie de me calmer, « à l’impossible nul n’est tenu », des conneries de ce genre. Je commence à me réapproprier les pensées qui me traversent tout en sentant que le noyau de folie est toujours là, irréductible. Je suis scindé en deux, le fou et le sage. Le sage voit le fou et le fou n’a que faire du sage, il lui faut remplir sa funeste mission, rien d’autre ne compte. Encore une fois je décide donc de me rendre chez Daphnée. Je me lève, direction porte arrière de l’auberge, couloir, porte de Daphnée, fermée. Espèce d’idiot, tu n’as pas encore compris que cette porte était fermée à clé ?
D’un seul coup, une soif méchante me saute à la gorge, quasiment insupportable. Ah, ouais, je comprends tout : je vais mourir de soif dans une auberge de jeunesse (où je suis déjà mort mais ça, je l’ai oublié pour le moment). Il y a les robinets des sanitaires, à quelques pas, mais il n’y aura pas d’eau puisque que je dois mourir de soif. Je me rends malgré tout aux sanitaires et ouvre un robinet : l’eau coule, je suis surpris et je bois, je bois, je bois. Je ne vais pas mourir de soif. Je reste donc là, vivant, toujours dangereux pour Daphnée. Que faire ? Je sais, je vais demander de l’aide.
Laurent, le sous-directeur, loge ici, juste à côté de la réception. Je vais devant la porte de son appartement, j’ose toquer, c’est pour la bonne cause, c’est pour sauver Daphnée, j’ai le droit de réveiller quelqu’un. Un instant plus tard, Laurent, que j’ai tiré du lit, m’ouvre. Je lui explique, le souffle court :
— Laurent, il faut que tu m’assommes, je suis devenu fou et je vais tuer Daphnée et je vais tuer quiconque m’en empêchera, il faut que tu m’assommes, Laurent, que tu me mettes hors d’état de nuire, s’il-te-plait, vite, je suis devenu fou.
— Qu’est-ce qu’il se passe, Pierre, tu as bu ?
— Non, j’ai pas bu, je ne sais pas, …
Me revient alors le moment passé avec les Australiennes, le shilom, la fumette.
— J’ai fumé, Laurent, et maintenant je suis fou, complètement fou.
— Bon, calme-toi, Pierre, je ne vais pas t’assommer, je vais appeler un médecin, essaie de te calmer en attendant.
Il téléphone. En attendant le médecin je tourne en rond, je m’assois sur un banc, me relève, tourne en rond, me rassois, me relève, etc.
Le médecin arrive, il s’assoit sur le banc à mes côtés.
— Qu’est-ce qu’il vous arrive ?
— Je suis devenu fou, complétement, définitivement fou.
— Non, vous n’êtes pas fou, puisque vous vous critiquez.
— Oui, peut-être, mais je sens bien, quand même, que je suis devenu fou, à jamais.
— Mais non, c’est impossible. Si vous étiez fou, vous ne pourriez pas porter ce regard critique sur vous-même.
Je reste sans argument.
Le médecin pose des questions à Laurent qui lui parle de fumette.
— Je vais vous faire une injection pour vous aider à trouver le sommeil, ne vous inquiétez pas, il n’y a rien de grave, demain tout ira mieux.
Lui et moi descendons vers ma chambre. Là, je me déshabille, m’allonge sur mon lit et le laisse m’injecter le valium nécessaire pour remédier à la crise. Quelques secondes plus tard je m’endors.
Le lendemain, je me sens mal dès le réveil. Un mal indescriptible qui va s’installer pendant les mois qui suivent.
Niveau littéraire : excellent, oubliez vos doutes là-dessus.
Il manque un mot :
Thierry Lazert aime ce message
Salima SalamSam 30 Déc - 8:15