Vous n'avez jamais conduit, vous deux ? Y'a un début à tout.
Alors, en piste !" qu'il a dit, le lieutenant.
C'était une idée du pitaine : qu'en sortant du service militaire,
on sache déjà conduire, ce qui nous faciliterait l'obtention du
permis. Une bonne idée, qui partait d'un bon sentiment.
Et nous voilà dans la jeep, bibi au volant, le lieutenant à côté,
Chaumet à l'arrière.
Le lieut, il conduit comme un chef. J'ai fait avec lui, un jour de
manœuvre, la descente et la remontée du Ballon d'Alsace en jeep.
Il voulait manger une omelelette, et on était allés chercher les oeufs
en-bas, chez des cultivateurs de sa connaissance. Au retour, avec
les oeufs sur les genoux, j'en menais pas large : il fonçait, la jeep
n'avait pas de portières, et je me cramponnais dans les virages.
"Attention aux oeufs !" qu'il disait. Avec lui, ça va pas traîner,
on sera opérationnels en moins de deux. C'est ce qu'il croit.
Le lieut, il sait pas ce qui l'attend.
Mon démarrage est laborieux. Je m'emmêle les pinceaux : toutes
ces pédales, c'est pas de la tarte. Pareil pour les vitesses.
Je réussis quand même un tour de caserne, mais faut voir le travail !
Devant le bâtiment principal, la cour n'est pas encore bitumée,
y'a des creux, des bosses, et à chaque soubresaut, je redonne
sans le vouloir un coup sur l'accélérateur. Le trio, il est bien secoué !
J'aborde le virage, au coin du bâtiment, un peu trop vite à mon goût,
comme à celui du lieut, et surtout de Chastagnol, le copain de collège
retrouvé sous les drapeaux. Je le vois détaler en tenant son béret.
Ça nous fera encore marrer des années plus tard. Le lieut met fin au
comic-show : "Stop! Ça suffit pour aujourd'hui. Chaumet, à vous."
Chaumet prend place au volant, et je monte à l'arrière. Alors là...
Après un démarrage encore plus laborieux que le mien, le copain
effectue une descente rapide et brutale jusqu'au bas de la caserne,
avec arrêt involontaire au poste de garde, explosant un bac à fleurs
et faisant décarrer en trombe les occupants du lieu. On a failli se
manger le mur, le pare-chocs de la jeep a la gueule de travers,
mais enfin, on s'en tire sans bobos. C'était juste un hors-d'œuvre.
Le temps de reprendre nos esprits, on repart. Cette fois, au lieu
de passer devant le bâtiment principal, le lieutenant dit à Chaumet
de remonter en direction des hangars : il a sans doute pas envie
d'être secoué comme avec moi.
Seulement voilà : dans le bataillon des émotifs, si je suis colonel,
Chaumet, lui, est général. Et maintenant, il panique un max. Le pied
rivé à l'accélérateur, il longe le bloc et tourne à droite, où le bas d'un
autre hangar, à une trentaine de mètres environ, nous fait face...
"Freine! mais freine, bordel!" crie le lieutenant.
Chaumet, il a pas freiné. Pas pu. Paralysé.
Quand j'ai vu qu'on allait droit dans le mur, au sens littéral du terme,
je me suis accroché, mais sous la violence du choc, j'ai valdingué
de traviole et heurté je sais plus quoi, en tout cas, pas quelque chose
de mou. La jeep a défoncé le mur de parpaings, évitant de justesse le
rideau de fer qui ne demandait qu'à nous tomber dessus. Pourtant,
cette fois encore, on s'en sort bien, le lieut et Chaumet, indemnes,
mézig avec une douleur au coccyx, mais apparemment rien de cassé.
On peut pas en dire autant de la jeep.
"Va quand même faire un tour à l'infirmerie." m'ordonne le capitaine,
que notre final en fanfare a tiré de son bureau.
Je me fais pas prier. L'infirmerie se trouve un peu plus loin en ville,
dans la caserne principale. Je compte bien prendre mon temps.
Je vais pas manquer une occasion de glander.
*Je me fais pas prier ?
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Thierry LazertVen 5 Jan - 20:59