Ce jour-là, je me suis réveillé avec, sur l’oreiller, l’impression que ce serait une journée normale. Assez tôt dans la matinée, j’ai eu l’idée que peut-être Amnesty International, à qui je ne pouvais plus envoyer d’argent, avait besoin de bénévoles. Je les ai appelés et, effectivement, ils acceptaient volontiers de l’aide pour le tri du courrier ou d’autres tâches administratives. J’ai enfilé vite fait mes Converse montantes jaunes et j’ai préparé un petit sac. J’ai laissé un mot à mes parents et je suis parti. De la maison à la départementale, il y a une petite vingtaine de minutes. Après, j’ai suivi la départementale jusqu’à la hauteur de l’aire d’autoroute. Là, j’ai enjambé le fossé pour me retrouver derrière le restaurant (où j’avais travaillé en été quand j’étais au lycée : je m’étais acheté ma première guitare avec le salaire). Le restaurant, mais surtout la station-service. J’ai pris la direction de la bretelle d’accès à l’autoroute et puis après ça s’est joué à l’intuition, au flair, au pif. C’est qu’il faut trouver l’endroit optimal pour tendre le pouce. Trop près de la station, vous passez pour un mendiant qui force la main, trop loin, les voitures vont déjà trop vite pour s’embêter à freiner. Une fois que j’ai trouvé l’endroit qui m’allait, j’ai sorti mon carton et mon marqueur et j’ai pris mon temps pour faire ce que j’adore : écrire PARIS en grosses lettres contourées que je remplis ensuite en hachuré. Il est important que le conducteur n’ait d’emblée aucun doute sur ce qu’il lit, et il est encore plus important que je sois sûr d’avoir ainsi mis toutes les chances de mon côté. Ça permet d’attendre en toute sérénité.
J’ai dû attendre une petite demi-heure. Une Ami 6 s’est arrêtée, le conducteur m’a dit qu’il n’allait que jusqu’à Lyon. Ça n’était que 15km, mais quels 15km ! Après, à Lyon, l’entrée du tunnel de Fourvière ne poserait pas trop de problèmes. J’ai bien aimé le moment passé avec le gars de l’Ami 6, un soixante-huitard architecte en urbanisme. J’en ai profité pour lui demander pourquoi les bancs publics étaient toujours moches. C’est que pour faire du beau, il faut d’une part y réfléchir un minimum, et d’autre part mettre tous les décideurs d’accord. Et tout ça demande du temps, et donc de l’argent. En y repensant, je me demande si c’est bien lui qui était architecte en urbanisme ou pas plutôt le conducteur de la belle Lancia sur un Paris-Lyon ? Bref, le gentil soixante-huitard me dépose en plein centre de Lyon et je file au tunnel de Fourvière. Là, pas besoin de réfléchir, il n’y a qu’un endroit possible pour tendre le pouce et tenir son carton. J’attends. Quand on fait du stop, il y a des voitures dont on est soulagé qu’elles ne s’arrêtent pas. Pour d’autres, on est très déçu. On se fabrique des espoirs très facilement et très vite. Entre le moment où l’on voit la voiture de loin et celui où elle vous passe sous le nez, vous avez eu, curieusement, tout le temps d’échafauder d’incroyables chimères que la réalité écrabouille en un clin d’œil. C’est là, à l’entrée du tunnel de Fourvière, que j’ai revu mon oreiller. La journée normale. Pour l’instant tout était bel et bien normal. J’ai espéré que ça durerait. Je ne pensais même plus au voyage quand une voiture s’est arrêtée. Une jeune dame qui allait à Mâcon. Ça m’avançait, je suis monté. Dedans, ça sentait le chien mouillé, une odeur très humaine, je trouvais. J’ai voulu entamer une conversation là-dessus mais j’ai vite senti qu’il ne fallait pas mélanger les chiens et les humains, même si « on les aimait beaucoup ». Je n’ai pas eu l’audace de lui demander si elle pensait aux chiens ou aux humains et j’ai vite cherché un autre sujet.
Arrivée à la dernière station-service avant Mâcon, la jeune dame m’a déposé et souhaité bonne chance. Elle a repris l’autoroute et j’ai ressorti mon carton. Moins de cinq minutes après, un gros camion s’est arrêté. Il allait à Paris, bingo ! Très rapidement, le routier s’est révélé être anglais et j’ai béni ma mère de m’avoir fait apprendre l’anglais très jeune. Le gars était de bonne humeur, de cette humeur qui se passe de radio et de cassettes audio.
Le voyage a duré quelques heures que je n’ai pas vues passer.
Paris. Il était 14h15, un sandwich dans un café allait me faire du bien. Amnesty International, Rue de la Pierre-Levée. Mon plan, le métro et j’y étais. On m’a ouvert.
– Bonjour, je vous ai appelé ce matin pour le bénévolat. On m’a parlé de tri du courrier, de tâches administratives…
– Ouiii, bonjour et merci d’être là ! a fait la dame aux grosses lunettes. « Je vais vous installer à un bureau et vous expliquer ».
Elle m’a installé, en effet, et m’a expliqué. Tout ce courrier reçu, c’était, pour la plupart, des chèques de donateurs. Il fallait reporter sur un grand cahier les noms des donateurs, s’ils étaient adhérents ou pas, et les sommes reçues. Au bout de deux heures, j’ai repensé à l’oreiller. Tout était normal. À 17h30, la dame m’a dit que certaines personnes partaient maintenant, que d’autres restaient un peu plus tard, et que j’étais libre de partir ou rester. Je lui ai dit que je partais et que je reviendrais le lendemain matin. Elle m’a remercié. Ça m’a fait drôle d’être remercié sachant que j’allais revenir.
J’ai dormi à l’Auberge de Jeunesse.
Le lendemain matin, je suis retourné chez Amnesty. Dans la matinée, j’ai traité le chèque d’un écrivain très connu : ça me l’a rendu d’un seul coup très réel. Un chèque. Quoi de plus dégueulasse qu’un chèque ? On lui donne la valeur qu’on veut, on signe, et l’entourloupe est jouée.
À midi, avec d’autres bénévoles, tous bien plus âgés que moi, nous avons mangé ensemble au troquet du coin. J’ai vite compris à leurs discussions que nous n’avions pas du tout les mêmes références. Ils parlaient de guerre d’Algérie. J’étais là sans y être. Et pendant que j’étais là sans y être, j’ai pensé à ce que me coûterait ce repas, et au prochain repas, et à la prochaine nuit à l’Auberge. Je me suis dit que si je n’avais pas eu ces frais, j’aurais pu faire un don d’autant à Amnesty.
Mais je n’étais pas mécontent de mon choix. J’avais depuis longtemps voulu faire du bénévolat pour Amnesty, et si je ne le faisais que pendant un jour et demi, quelle importance ?
J’ai donc passé ma deuxième nuit à l’Auberge, après quoi, sur le matin, j’ai rejoint la Porte d’Italie en métro. Ici comme à Fourvière, on n’a guère le choix de l’endroit où se poster. J’ai sorti mon carton et au revers de « PARIS », je me suis appliqué à indiquer, en lettres contourées et hachurées, « LYON ».
Vers 18h00, je suis arrivé chez moi, pas mal fatigué par le voyage : je me suis allongé sur mon lit et ai dormi tout de suite. Quand je me suis réveillé, il était presque 22h00. J’ai tourné ma tête contre l’oreiller. Tout était normal, tout allait bien.
Prends-en soin. Tant que t'as ton oreiller, tu sais où taie.
Salima Salam et Thierry Lazert aiment ce message
JihelkaJeu 11 Jan - 23:55