Je rêvais, il fallait ça, de voyages : en train, en avion, en bateau, en autocar, en voiture. À dos de chameau. À pied.
J’étais dans un TGV et j’engloutissais les paysages, jamais rassasié. Les campagnes faisaient place aux campagnes, les vaches aux taureaux, les moutons aux chevaux, un fleuve à un lac, une rivière à un canal, bordé de platanes, comme était cerné de cyprès un champ de colza ou de tournesols. À l’approche de Paris, le paysage se faisait, d’une manière graduelle et toute imperceptible, urbain. Ça commençait par un entrepôt ici ou là, puis une usine, puis deux, trois. Jusqu’à ce qu’arrivent des habitations. Lotissements, villages-dortoirs. Banlieue et barres d’immeubles. Puis Paris. Arrivé en Gare de Lyon, je descendais et rejoignais le grand hall où je sortais de mon sac un carré de tissu jaune, doux et épais et l’étalais à même le sol. J’attrapais au fond d’une poche les trois dés qui faisaient partie de moi et je leur demandais en les faisant rouler de m’indiquer le prochain train à prendre. C’était invariablement le Transsibérien Express. Comment trois dés pouvaient-ils en un jet m’indiquer le train à prendre ? Mystère. Bien sûr, ils n’étaient là, ces dés, que pour la forme, c’eût été le Transsibérien quoiqu’il arrivât. Le rêve pouvait se poursuivre jusqu’au-delà de l’Oural, jamais jusqu’à Vladivostok : l’inconfort du cube m’empêchait de rêver aussi loin.
L’avion, parfois, c’était celui de Saint-Exupéry (une place m’y était réservée) et alors que nous volions et que j’étais assourdi par le bruit continu du moteur, je voyais en dessous de nous la mer dans son infinité. Saint-Exupéry ne pouvait jamais s’empêcher de s’amuser à descendre très bas, à quelques mètres de l’eau, pour me donner des frissons. Je dois dire qu’il excellait à ce jeu, même s’il prenait à mon avis des risques inutiles. Il pouvait bien prendre tous les risques du monde, le rêve était bientôt interrompu par l’inconfort du cube.
Un jour que je prenais un hovercraft sur une côte du sud de l’Angleterre pour rejoindre l’Île de Wight, je rencontrai une jeune femme qui m’offrit la plus singulière des conversations qu’il m’ait été donné d’avoir avec une femme. En moins de dix minutes, Rita m’apprit tout ce qu’un homme rêve de savoir – pour ce qui est de la théorie, naturellement. Les traversées étaient toujours différentes d’un rêve à l’autre : je ne revis jamais Rita. Une fois que j’étais arrivé à l’île, l’inconfort du cube me ramenait à la réalité.
Mon plus long voyage fut sûrement la spirale du Sahel en chameau. J’étais enfant et une dame de mon voisinage, experte en contes et fables impressionnistes, m’avait expliqué que les fous sont fascinés par les spirales et que pour ne jamais devenir fou, il suffisait d’accomplir la plus grande spirale possible étant enfant. J’eus vite fait de fuguer pour entreprendre une spirale à dos de chameau – je n’avais que ça sous la main – de Tamanrasset à Béchar en passant par une quantité de bleds aux noms oubliés. Je connus un jour, dans ma spirale, la soif, la douloureuse soif, et le bonheur subit de trouver une fontaine en pierre remplie d’eau. Je plongeai ma tête sous l’eau et bus, bus, bus, autant que mon souffle me le permettait. Puis je repris une grande respiration et remis la tête dans l’eau pour boire, boire et boire encore. Une fois ma soif étanchée, je pus repartir mais n’allai pas très loin : l’inconfort du cube m’en empêcha, qui me réveilla.
Le plus beau de mes voyages a été le tour de la mer Méditerranée en sandales de cuir. J’ai rencontré toutes les populations que je voulais connaître depuis longtemps. J’ai humé les parfums de ces terres et de ces rivages dont s’était si souvent emparée mon imagination. J’ai vu les plages et les montagnes, les bateaux, grands et petits, qui promenaient leur bout du monde. J’ai serré les mains, j’ai embrassé, on m’a nourri, on m’a couché, on m’a fait rire. Et j’ai marché, destination : le prochain pas, ultime forme intérieure du voyage, un bel et magnifique voyage qui a pris fin quand l’inconfort du cube s’est imposé.
Parce qu’il est toujours fidèle à lui-même, parce que la matière du rêve, c’est toujours du rêve, le rêve existe plus que tout. Et parce qu’il existe plus que tout, il a gagné contre le cube. Pourtant coriace, le cube.
Je me suis réveillé dans le noir, recroquevillé, et je me suis vite heurté aux parois. Froides et dures : du béton. Qui m’a mis là ? Je ne sais pas. Que s’est-il passé ? Je ne sais pas. Je ne me rappelle rien. Le plus récent souvenir ? Une partie d’échecs avec mon père. Mon imagination pédale dans le vide. La tour ? Le cavalier ? Le fou ? Ça y est, je sais. Ça me revient – je vais crever, là-dedans. J’ai entendu un bruit.
J’ai tendu l’oreille, repéré l’origine du bruit, cherché de mes mains. J’ai senti un petit plateau sortant d’un orifice, une petite bouteille et un sandwich. Avant de boire et de manger, je m’assure en cherchant à tâtons qu’il y a une évacuation pour pisser et caguer. Il y a.
Enfermé, donc, dans un espace d’un mètre cube, isolé du monde par je ne sais combien de mètres de béton. Le noir total. Deux orifices dans le cube, l’un pour recevoir la nourriture et l’eau, l’autre pour évacuer les excréments. Plus, tous les je ne sais combien d’heures ou de jours (comment avoir la notion du temps ?), dans la paroi du haut, une arrivée d’eau tiède pour me laver. De l’eau tiède. L’ordure. De l’eau tiède pour se faire croire, pour me faire croire à une once d’humanité. Et le pire : les dimensions. Assez de place pour pas mal se déplier le corps, pas assez pour s’allonger. Cette torture a un nom : l’inconfort.
Le cauchemar du cube a pris fin lorsque mon père m’a dit « Tu sais que c’est à toi de jouer ? ».
Voilà, c'est tout mon commentaire. Si vous voulez que je justifie, z'avez qu'à m'en supplier ^^.
Thierry Lazert aime ce message
Salima SalamMer 7 Fév - 23:24