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Le cube

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07022024
Le cube

Je rêvais, il fallait ça, de voyages : en train, en avion, en bateau, en autocar, en voiture. À dos de chameau. À pied.
 
J’étais dans un TGV et j’engloutissais les paysages, jamais rassasié. Les campagnes faisaient place aux campagnes, les vaches aux taureaux, les moutons aux chevaux, un fleuve à un lac, une rivière à un canal, bordé de platanes, comme était cerné de cyprès un champ de colza ou de tournesols. À l’approche de Paris, le paysage se faisait, d’une manière graduelle et toute imperceptible, urbain. Ça commençait par un entrepôt ici ou là, puis une usine, puis deux, trois. Jusqu’à ce qu’arrivent des habitations. Lotissements, villages-dortoirs. Banlieue et barres d’immeubles. Puis Paris. Arrivé en Gare de Lyon, je descendais et rejoignais le grand hall où je sortais de mon sac un carré de tissu jaune, doux et épais et l’étalais à même le sol. J’attrapais au fond d’une poche les trois dés qui faisaient partie de moi et je leur demandais en les faisant rouler de m’indiquer le prochain train à prendre. C’était invariablement le Transsibérien Express. Comment trois dés pouvaient-ils en un jet m’indiquer le train à prendre ? Mystère. Bien sûr, ils n’étaient là, ces dés, que pour la forme, c’eût été le Transsibérien quoiqu’il arrivât. Le rêve pouvait se poursuivre jusqu’au-delà de l’Oural, jamais jusqu’à Vladivostok : l’inconfort du cube m’empêchait de rêver aussi loin.
 
L’avion, parfois, c’était celui de Saint-Exupéry (une place m’y était réservée) et alors que nous volions et que j’étais assourdi par le bruit continu du moteur, je voyais en dessous de nous la mer dans son infinité. Saint-Exupéry ne pouvait jamais s’empêcher de s’amuser à descendre très bas, à quelques mètres de l’eau, pour me donner des frissons. Je dois dire qu’il excellait à ce jeu, même s’il prenait à mon avis des risques inutiles. Il pouvait bien prendre tous les risques du monde, le rêve était bientôt interrompu par l’inconfort du cube.
 
Un jour que je prenais un hovercraft sur une côte du sud de l’Angleterre pour rejoindre l’Île de Wight, je rencontrai une jeune femme qui m’offrit la plus singulière des conversations qu’il m’ait été donné d’avoir avec une femme. En moins de dix minutes, Rita m’apprit tout ce qu’un homme rêve de savoir – pour ce qui est de la théorie, naturellement. Les traversées étaient toujours différentes d’un rêve à l’autre : je ne revis jamais Rita. Une fois que j’étais arrivé à l’île, l’inconfort du cube me ramenait à la réalité.
 
Mon plus long voyage fut sûrement la spirale du Sahel en chameau. J’étais enfant et une dame de mon voisinage, experte en contes et fables impressionnistes, m’avait expliqué que les fous sont fascinés par les spirales et que pour ne jamais devenir fou, il suffisait d’accomplir la plus grande spirale possible étant enfant. J’eus vite fait de fuguer pour entreprendre une spirale à dos de chameau – je n’avais que ça sous la main – de Tamanrasset à Béchar en passant par une quantité de bleds aux noms oubliés. Je connus un jour, dans ma spirale, la soif, la douloureuse soif, et le bonheur subit de trouver une fontaine en pierre remplie d’eau. Je plongeai ma tête sous l’eau et bus, bus, bus, autant que mon souffle me le permettait. Puis je repris une grande respiration et remis la tête dans l’eau pour boire, boire et boire encore. Une fois ma soif étanchée, je pus repartir mais n’allai pas très loin : l’inconfort du cube m’en empêcha, qui me réveilla.
 
Le plus beau de mes voyages a été le tour de la mer Méditerranée en sandales de cuir. J’ai rencontré toutes les populations que je voulais connaître depuis longtemps. J’ai humé les parfums de ces terres et de ces rivages dont s’était si souvent emparée mon imagination. J’ai vu les plages et les montagnes, les bateaux, grands et petits, qui promenaient leur bout du monde. J’ai serré les mains, j’ai embrassé, on m’a nourri, on m’a couché, on m’a fait rire. Et j’ai marché, destination : le prochain pas, ultime forme intérieure du voyage, un bel et magnifique voyage qui a pris fin quand l’inconfort du cube s’est imposé.
 
Parce qu’il est toujours fidèle à lui-même, parce que la matière du rêve, c’est toujours du rêve, le rêve existe plus que tout. Et parce qu’il existe plus que tout, il a gagné contre le cube. Pourtant coriace, le cube.
 
Je me suis réveillé dans le noir, recroquevillé, et je me suis vite heurté aux parois. Froides et dures : du béton. Qui m’a mis là ? Je ne sais pas. Que s’est-il passé ? Je ne sais pas. Je ne me rappelle rien. Le plus récent souvenir ? Une partie d’échecs avec mon père. Mon imagination pédale dans le vide. La tour ? Le cavalier ? Le fou ? Ça y est, je sais. Ça me revient – je vais crever, là-dedans. J’ai entendu un bruit.
 
J’ai tendu l’oreille, repéré l’origine du bruit, cherché de mes mains. J’ai senti un petit plateau sortant d’un orifice, une petite bouteille et un sandwich.  Avant de boire et de manger, je m’assure en cherchant à tâtons qu’il y a une évacuation pour pisser et caguer. Il y a.
 
Enfermé, donc, dans un espace d’un mètre cube, isolé du monde par je ne sais combien de mètres de béton. Le noir total. Deux orifices dans le cube, l’un pour recevoir la nourriture et l’eau, l’autre pour évacuer les excréments. Plus, tous les je ne sais combien d’heures ou de jours (comment avoir la notion du temps ?), dans la paroi du haut, une arrivée d’eau tiède pour me laver. De l’eau tiède. L’ordure. De l’eau tiède pour se faire croire, pour me faire croire à une once d’humanité. Et le pire : les dimensions. Assez de place pour pas mal se déplier le corps, pas assez pour s’allonger. Cette torture a un nom : l’inconfort.
 
Le cauchemar du cube a pris fin lorsque mon père m’a dit « Tu sais que c’est à toi de jouer ? ».


Dernière édition par Thierry Lazert le Ven 9 Fév - 2:32, édité 1 fois (Raison : Effacement d’une occurrence de « mais »)

Salima Salam et DédéModé aiment ce message

Commentaires

Salima Salam
J'adore. 
Voilà, c'est tout mon commentaire. Si vous voulez que je justifie, z'avez qu'à m'en supplier ^^.

Thierry Lazert aime ce message

Thierry Lazert
@Salima Salam

Ok, je vous supplie de justifier. Vous n’allez pas vous en tirer avc un « j’adore », hein.
Salima Salam
Allons bin, j'aurais dû vous supplier de ne pas me supplier, c'est malin. À plus.

Thierry Lazert aime ce message

Thierry Lazert
Allez, je vous délie. Vous avez visiblement dautres félins à fouetter… :)))

Salima Salam aime ce message

Salima Salam
Ah, merci merci ! Par reconnaissance envers vous, j'irai les fouetter très énergiquement !

Thierry Lazert aime ce message

Jihelka
L'idée est excellente, mais il y a une incohérence de temps : pour rêver tous ces voyages ainsi décrits,
il faudrait rester des heures devant le jeu d'échecs, et le père du narrateur l'aurait rappelé à la réalité depuis longtemps...

Thierry Lazert aime ce message

Thierry Lazert
@Jihelka

Justement non, il parait que dans le rêve, le temps est élastique et que ce qui nous parait durer très longtemps dans le rêve ne dure que quelques secondes. Sans avoir fait de recherche plus avant, je crois que ça a été observé en laboratoire, avec des électrodes qui mesuraient la durée objective du rêve qu'on comparait à ce que le rêveur racontait de son rêve tout de suite après. Sinon, bien sûr, mon histoire ne tient pas debout !
Thierry Lazert
@Jihelka 

Il me vient une idée pour mesurer la pertinence de mon argument : chronométrer la lecture du texte, la transformer en temps de rêve, et voir si "ça passe" pour un temps de réflexion un peu trop long dans une partie d'échecs. Je veux dire par là que le rêve n'a pas à durer tout le temps des évènements qu'il "raconte" mais seulement celui de leur évocation en pensée.

(Temps de lecture : 4'10'')
Jihelka
Je pense que le texte est crédible hormis cette fin. L'idée forte, c'est le cube et là, pas de problème de cohérence, le narrateur enfermé
peut faire des voyages rêvés qui se prolongent . Les termes employés : "Mon plus long voyage fut...", " L'avion, parfois, c'était..." "J'ai rencontré
toutes les populations...", ça ne colle pas avec le mec devant le jeu d'échecs... Tu pourrais exploiter l'idée du cube, le côté kafkaïen, le type
enfermé sans savoir pourquoi... Avec une fin qui ne donne pas d'explication précise...

Thierry Lazert aime ce message

Thierry Lazert
@Jihelka

Merci. Tu me donnes envie de revoir ma copie, pourquoi pas ?
Ninn' A
Très obsédante, cette histoire, tu donnes la clé d'une partie d'échecs que j'ai occultée à la première lecture. Pas facile de re-bosser un texte, suis curieuse de voir ça.

Thierry Lazert aime ce message

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Chapeau !

Thierry Lazert aime ce message

Thierry Lazert
[deuxième version, fin différente]



Je rêvais, il fallait ça, de voyages : en train, en avion, en bateau, en autocar, en voiture. À dos de chameau. À pied.
 
J’étais dans un TGV et j’engloutissais les paysages, jamais rassasié. Les campagnes faisaient place aux campagnes, les vaches aux taureaux, les moutons aux chevaux, un fleuve à un lac, une rivière à un canal, bordé de platanes, comme était cerné de cyprès un champ de colza ou de tournesols. À l’approche de Paris, le paysage se faisait, d’une manière graduelle et toute imperceptible, urbain. Ça commençait par un entrepôt ici ou là, puis une usine, puis deux, trois. Jusqu’à ce qu’arrivent des habitations. Lotissements, villages-dortoirs. Banlieue et barres d’immeubles. Puis Paris. Arrivé en Gare de Lyon, je descendais et rejoignais le grand hall où je sortais de mon sac un carré de tissu jaune, doux et épais et l’étalais à même le sol. J’attrapais au fond d’une poche les trois dés qui faisaient partie de moi et je leur demandais en les faisant rouler de m’indiquer le prochain train à prendre. C’était invariablement le Transsibérien Express. Comment trois dés pouvaient-ils en un jet m’indiquer le train à prendre ? Mystère. Bien sûr, ils n’étaient là, ces dés, que pour la forme, c’eût été le Transsibérien quoiqu’il arrivât. Le rêve pouvait se poursuivre jusqu’au-delà de l’Oural, jamais jusqu’à Vladivostok : l’inconfort du cube m’empêchait de rêver aussi loin.
 
L’avion, parfois, c’était celui de Saint-Exupéry (une place m’y était réservée) et alors que nous volions et que j’étais assourdi par le bruit continu du moteur, je voyais en dessous de nous la mer dans son infinité. Saint-Exupéry ne pouvait jamais s’empêcher de s’amuser à descendre très bas, à quelques mètres de l’eau, pour me donner des frissons. Je dois dire qu’il excellait à ce jeu, même s’il prenait à mon avis des risques inutiles. Il pouvait bien prendre tous les risques du monde, le rêve était bientôt interrompu par l’inconfort du cube.
 
Un jour que je prenais un hovercraft sur une côte du sud de l’Angleterre pour rejoindre l’Île de Wight, je rencontrai une jeune femme qui m’offrit la plus singulière des conversations qu’il m’ait été donné d’avoir avec une femme. En moins de dix minutes, Rita m’apprit tout ce qu’un homme rêve de savoir – pour ce qui est de la théorie, naturellement. Les traversées étaient toujours différentes d’un rêve à l’autre : je ne revis jamais Rita. Une fois que j’étais arrivé à l’île, l’inconfort du cube me ramenait à la réalité.
 
Mon plus long voyage fût sûrement la spirale du Sahel en chameau. J’étais enfant et une dame de mon voisinage, experte en contes et fables impressionnistes, m’avait expliqué que les fous sont fascinés par les spirales et que pour ne jamais devenir fou, il suffisait d’accomplir la plus grande spirale possible étant enfant. J’eus vite fait de fuguer pour entreprendre une spirale à dos de chameau – je n’avais que ça sous la main – de Tamanrasset à Béchar en passant par une quantité de bleds aux noms oubliés. Je connus un jour, dans ma spirale, la soif, la douloureuse soif, et le bonheur subit de trouver une fontaine en pierre remplie d’eau. Je plongeai ma tête sous l’eau et bus, bus, bus, autant que mon souffle me le permettait. Puis je repris une grande respiration et remis la tête dans l’eau pour boire, boire et boire encore. Une fois ma soif étanchée, je pus repartir mais n’allai pas très loin : l’inconfort du cube m’en empêcha, qui me réveilla.
 
Le plus beau de mes voyages a été le tour de la mer Méditerranée en sandales de cuir. J’ai rencontré toutes les populations que je voulais connaître depuis longtemps. J’ai humé les parfums de ces terres et de ces rivages dont s’était si souvent emparée mon imagination. J’ai vu les plages et les montagnes, les bateaux, grands et petits, qui promenaient leur bout du monde. J’ai serré les mains, j’ai embrassé, on m’a nourri, on m’a couché, on m’a fait rire. Et j’ai marché, destination : le prochain pas, ultime forme intérieure du voyage, un bel et magnifique voyage qui a pris fin quand l’inconfort du cube s’est imposé.
 
Parce qu’il est toujours fidèle à lui-même, parce que la matière du rêve, c’est toujours du rêve, le rêve existe plus que tout. Et parce qu’il existe plus que tout, il a gagné contre le cube. Pourtant coriace, le cube.
 
Je me suis réveillé dans le noir, recroquevillé, et je me suis vite heurté aux parois. Froides et dures : du béton. Qui m’a mis là ? Je ne sais pas. Que s’est-il passé ? Je ne sais pas. Je ne me rappelle rien. Le plus récent souvenir ? Une partie d’échecs. Avec qui ? Sais plus. Mon imagination pédale dans le vide. La tour ? Le cavalier ? Le fou ? Ça y est, je sais. Ça me revient – je vais crever, là-dedans. J’ai entendu un bruit.
 
J’ai tendu l’oreille, repéré l’origine du bruit, cherché de mes mains. J’ai senti un petit plateau sortant d’un orifice, une petite bouteille et un sandwich.  Avant de boire et de manger, je m’assure en cherchant à tâtons qu’il y a une évacuation pour pisser et caguer. Il y a.
 
Enfermé, donc, dans un espace d’un mètre cube, isolé du monde par, tout autour, je ne sais combien de mètres de béton. Le noir total. Deux orifices dans le cube, l’un pour recevoir la nourriture et l’eau, l’autre pour évacuer les excréments. Plus, tous les je ne sais combien d’heures ou de jours (comment avoir la notion du temps ?), dans la paroi du haut, une arrivée d’eau tiède pour me laver. De l’eau tiède. L’ordure. De l’eau tiède pour se faire croire, pour me faire croire à une once d’humanité. Et le pire : les dimensions. Assez de place pour pas mal se déplier le corps, pas assez pour s’allonger. Cette torture a un nom : l’inconfort.
 
Un début d’idée vient donner corps, visuellement, à mon état : depuis un point imaginaire et extérieur au cube, je me vois nu et parfaitement obèse, d’une obésité morbide au dernier degré ; ma peau est d’un blanc cadavérique, flasque et tombante ; mon crâne, énorme, est chauve et ma bouche aux lèvres blafardes exprime en une grimace laide et dérangeante le dégoût que m’inspirent cette image de moi-même, assis dans mon cube, et le sort peu enviable qui m’attend. L’enflure qui me joue ce tour et qui sait si j’en sortirai vivant ou pas, qui m’a mis là sans que je sache pourquoi, cette enflure me tient. Je veux savoir, comprendre, ce que je paye. Que me fais-tu payer, salope ? Dis-moi ! Je t’ordonne de me dire ce que tu me fais payer, espèce d’ordure, saloperie de tous les temps, dis-le-moi !
 
Il ne répond pas.
 
L’image d’un quasi-cadavre obèse : c’est à l’aune de cette horreur que je mesure l’injustice qui peut frapper ici ou là.
 
Mes rêves semblent s’être taris. Rien n’est perdu pourtant. Il y a cet autocar bolivien bondé de monde et à bord duquel j’ai du mal à monter. En principe, nous serons dans trois heures etc. Le rêve gagne toujours.

Salima Salam et Jihelka aiment ce message

Jihelka
Je préfère cette version, la fin est plus forte. Reste à accorder les temps :
Au début, le narrateur parle au passé : "Je rêvais, il fallait ça.." comme s'il racontait une histoire révolue.
À la fin, il parle au présent : il est toujours dans le cube, sans savoir s'il en sortira, le lecteur non plus, ce qui est bien.
"Je rêve, il faut ça" conviendrait mieux, non ?

Thierry Lazert aime ce message

Thierry Lazert
@Jihelka 

Merci beaucoup pour tes remarques et conseils. Je savais qu’il y avait des problèmes d’harmonisation des temps et je n’ai pas pris la peine de voir ça de plus près. Je m’y colle.
Thierry Lazert
[troisième version, temps harmonisés]
Je rêve, il faut ça, de voyages : en train, en avion, en bateau, en autocar, en voiture. À dos de chameau. À pied.
 
Je suis dans un TGV et j’engloutis les paysages, jamais rassasié. Les campagnes font place aux campagnes, les vaches aux taureaux, les moutons aux chevaux, un fleuve à un lac, une rivière à un canal, bordé de platanes, comme sont cernés de cyprès un champ de colza ou de tournesols. À l’approche de Paris, le paysage se fait, d’une manière graduelle et toute imperceptible, urbain. Ça commence par un entrepôt ici ou là, puis une usine, puis deux, trois. Jusqu’à ce qu’arrivent des habitations. Lotissements, villages-dortoirs. Banlieue et barres d’immeubles. Puis Paris. Arrivé en Gare de Lyon, je descends et rejoins le grand hall où je sors de mon sac un carré de tissu jaune, doux et épais et l’étale à même le sol. J’attrape au fond d’une poche les trois dés qui font partie de moi et je leur demande en les faisant rouler de m’indiquer le prochain train à prendre. C’est invariablement le Transsibérien Express. Comment trois dés peuvent-ils en un jet m’indiquer le train à prendre ? Mystère. Bien sûr, ils ne sont là, ces dés, que pour la forme, ce sera le Transsibérien quoiqu’il arrive. Le rêve peut se poursuivre jusqu’au-delà de l’Oural, jamais jusqu’à Vladivostok : l’inconfort du cube m’empêche de rêver aussi loin.
 
L’avion, parfois, c’est celui de Saint-Exupéry (une place m’y est réservée) et alors que nous volons et que je suis assourdi par le bruit continu du moteur, je vois en dessous de nous la mer dans son infinité. Saint-Exupéry ne peut jamais s’empêcher de s’amuser à descendre très bas, à quelques mètres de l’eau, pour me donner des frissons. Je dois dire qu’il excelle à ce jeu, même s’il prend à mon avis des risques inutiles. Il peut bien prendre tous les risques du monde, le rêve est bientôt interrompu par l’inconfort du cube.
 
Un jour que je prends un hovercraft sur une côte du sud de l’Angleterre pour rejoindre l’Île de Wight, je rencontre une jeune femme qui m’offre la plus singulière des conversations qu’il m’a été donné d’avoir avec une femme. En moins de dix minutes, Rita m’apprend tout ce qu’un homme rêve de savoir – pour ce qui est de la théorie, naturellement. Les traversées sont toujours différentes d’un rêve à l’autre : je ne reverrai jamais Rita. Une fois que je suis arrivé à l’île, l’inconfort du cube me ramène à la réalité.
 
Mon plus long voyage est sûrement la spirale du Sahel en chameau. Je suis enfant et une dame de mon voisinage, experte en contes et fables impressionnistes, m’a expliqué que les fous sont fascinés par les spirales et que pour ne jamais devenir fou, il suffit d’accomplir la plus grande spirale possible étant enfant. J’ai vite fait de fuguer pour entreprendre une spirale à dos de chameau – je n’ai que ça sous la main – de Tamanrasset à Béchar en passant par une quantité de bleds aux noms oubliés. Je connais un jour, dans ma spirale, la soif, la douloureuse soif, et le bonheur subit de trouver une fontaine en pierre remplie d’eau. Je plonge ma tête sous l’eau et je bois, bois, bois, autant que mon souffle me le permet. Puis je reprends une grande respiration et remets la tête dans l’eau pour boire, boire et boire encore. Une fois ma soif étanchée, je repars mais ne vais pas très loin : l’inconfort du cube m’en empêche, qui me réveille.
 
Enfin, le plus beau de mes voyages, c’est le tour de la mer Méditerranée en sandales de cuir. Je rencontre toutes les populations que je veux connaître depuis longtemps. J’hume les parfums de ces terres et de ces rivages dont s’est si souvent emparée mon imagination. Je vois les plages et les montagnes, les bateaux, grands et petits, qui ont promené et promènent leur bout du monde. Je serre les mains, j’embrasse, on me nourrit, on me couche, on me fait rire. Et je marche, destination : le prochain pas, ultime forme intérieure du voyage, un bel et magnifique voyage qui prend fin quand l’inconfort du cube s’impose.
 
Parce qu’il est toujours fidèle à lui-même, parce que la matière du rêve, c’est toujours du rêve, le rêve existe plus que tout. Et parce qu’il existe plus que tout, il gagne contre le cube. Pourtant coriace, le cube.
 
Je me suis réveillé dans le noir, recroquevillé, et je me suis vite heurté aux parois. Froides et dures : du béton. Qui m’a mis là ? Je ne sais pas. Que s’est-il passé ? Je ne sais pas. Je ne me rappelle rien. Le plus récent souvenir ? Une partie d’échecs. Avec qui ? Sais plus. Mon imagination pédale dans le vide. La tour ? Le cavalier ? Le fou ? Ça y est, je sais. Ça me revient – je vais crever, là-dedans. J’ai entendu un bruit.
 
Je tends l’oreille, repère l’origine du bruit, cherche de mes mains. Je sens un petit plateau sortant d’un orifice, une petite bouteille et un sandwich.  Avant de boire et de manger, je m’assure en cherchant à tâtons qu’il y a une évacuation pour pisser et caguer. Il y a.
 
Enfermé, donc, dans un espace d’un mètre cube, isolé du monde par, tout autour, je ne sais combien de mètres de béton. Le noir total. Deux orifices dans le cube, l’un pour recevoir la nourriture et l’eau, l’autre pour évacuer les excréments. Plus, tous les je ne sais combien d’heures ou de jours (comment avoir la notion du temps ?), dans la paroi du haut, une arrivée d’eau tiède pour me laver. De l’eau tiède. L’ordure. De l’eau tiède pour se faire croire, pour me faire croire à une once d’humanité. Et le pire : les dimensions. Assez de place pour pas mal se déplier le corps, pas assez pour s’allonger. Cette torture a un nom : l’inconfort.
 
Un début d’idée vient donner corps, visuellement, à mon état : depuis un point imaginaire et extérieur au cube, je me vois nu et obèse, d’une obésité morbide au dernier degré ; ma peau est d’un blanc cadavérique, flasque et tombante ; mon crâne, énorme, est irrémédiablement chauve et ma bouche aux lèvres blafardes exprime en une grimace laide et dérangeante le dégoût que m’inspirent cette image de moi-même, assis dans mon cube, et le sort peu enviable qui m’attend. L’enflure qui me joue ce tour et qui sait si j’en sortirai vivant ou pas, qui m’a mis là sans que je sache pourquoi, cette enflure me tient. Je veux savoir, comprendre, ce que je paye.  Que me fais-tu payer, salope ? Dis-moi ! Je t’ordonne de me dire ce que tu me fais payer, espèce d’ordure, saloperie de tous les temps, dis-le-moi !
 
Il ne répond pas.
 
L’image d’un quasi-cadavre obèse : c’est à l’aune de cette horreur que je mesure l’injustice qui peut frapper ici ou là.
 
Mes rêves semblent s’être taris. Rien n’est perdu pourtant. Il y a cet autocar bolivien bondé de monde et à bord duquel j’ai du mal à monter. En principe, nous serons dans trois heures etc.


Dernière édition par Thierry Lazert le Dim 11 Fév - 13:50, édité 2 fois
Thierry Lazert
J’ai tellement la tête dans le guidon que je risque de ne plus voir les incohérences de temps : merci de me dire s’il y en a encore :))

Jihelka aime ce message

Jihelka
Comme ça, pour moi, c'est bien.
Mais... j'ai pas rêvé... ton narrateur a traité Nénesse de salope !
Il se souvient pas. La guinguette de la mère Suzon. Le quintal qu'il a offensé en lui refusant une java. C'est Solange, la meuf à Nénesse.
On n'offense pas impunément la meuf à Nénesse. Et pour le "salope", il sera privé de gamelle pendant deux jours. Il aura qu'à rêver à des
voyages gastronomiques.

Thierry Lazert aime ce message

Thierry Lazert
Haha ! ´acré Nénesse, toujours là où on l’attend pas ! Et Solange, n’en parlons pas...

Jihelka aime ce message

Ninn' A
Pfiou c'est du costaud !

Thierry Lazert aime ce message

Jihelka
Le Commandant Costaud ?

Thierry Lazert aime ce message

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