Vodka
La salle d’audience était pour ainsi dire vide mais l’essentiel y était. Un juge, une accusée, une victime. Le juge, l’accusée, la victime.
Et, assis à la droite du juge, un greffier.
Et, assis à la gauche du juge, un autre, costumé à peu près comme le juge et le greffier, et dont la fonction était pour le moins imprécise.
Le juge trônait donc au milieu, face à la salle, entre le greffier et l’espèce d’assesseur. Vêtu d’une épaisse robe bleu roi surmontée d’un gros col fourré blanc neige, il montrait un visage impassible où ne se lisait rien de ce que pouvait lui faire d’avoir à présider un tribunal sans avocat, sans témoin, sans public. Devant lui, personne d’autre que le plaignant et l’accusée. Lorsque l’assesseur avait demandé à l’accusée si elle ne voulait vraiment pas d’avocat, elle avait répondu que vraiment, elle s’en passerait. Le plaignant avait également exprimé sa volonté de plaider sa cause seul.
[size=32]LE JUGE[/size], s’adressant à l’accusée
Je ne lis pas très bien votre nom : Émilie Nathan, est-ce bien cela ?
Le greffier commença de noter.
[size=32]ÉMILIE NATHAN[/size]
Émilie Nathan, oui.
Le greffier continua de noter.
[size=32]LE JUGE[/size]
Je lis sur ce que j’ai devant les yeux que vous déclarez ne pas très bien comprendre de quoi il s’agit.
Le greffier notait toujours.
[size=32]ÉMILIE[/size]
Oui.
[size=32]LE JUGE[/size]
Lorsque vous dites "de quoi il s’agit", vous voulez parler des accusations qui sont portées contre vous, n’est-ce pas ?
[size=32]ÉMILIE[/size]
Oui, bien sûr.
[size=32]LE JUGE[/size]
Les accusations sont pourtant claires. Monsieur Théodore Lazare, ici présent, vous accuse de l’avoir méprisé, ridiculisé, humilié, bref, d’avoir été méchante et sans pitié avec lui. Continuez-vous de ne pas comprendre ?
[size=32]ÉMILIE[/size]
Monsieur, je comprends très bien ce que tout cela signifie, mais je ne vois pas en quoi je suis concernée, c’est tout.
[size=32]LE JUGE[/size]
Madame Nathan, veuillez rappeler à la cour votre profession, je vous prie.
[size=32]ÉMILIE[/size]
Je suis chanteuse.
[size=32]LE JUGE[/size]
De variétés, je crois ?
[size=32]ÉMILIE[/size]
De rock.
[size=32]LE JUGE[/size]
De rock…
[size=32]ÉMILIE[/size]
Oui.
[size=32]LE JUGE[/size]
Chanteuse de rock…
[size=32]ÉMILIE[/size]
Mm.
[size=32]LE JUGE[/size]
And roll ?
[size=32]ÉMILIE[/size]
Je vous demande pardon ?
[size=32]LE JUGE[/size]
De rock… and roll ?
[size=32]LE GREFFIER[/size]
Je note ?
[size=32]LE JUGE[/size]
Si cela vous paraît nécessaire. Vous connaissez votre métier, non ? Vous n’êtes pas chanteur de rock, que je sache ?
L’espèce d’assesseur montra de l’agacement.
[size=32]LE GREFFIER[/size]
C’est juste que votre question –
[size=32]LE JUGE[/size], le coupant
Manquait de pertinence, peut-être ?
[size=32]L’ASSESSEUR[/size]
Messieurs, je me permets de vous rappeler que nous sommes en train de juger une affaire.
[size=32]LE JUGE[/size]
Oui, l’affaire... Monsieur Lazare, voulez-vous bien nous préciser en quoi et de quelle manière Madame Nathan s’est, selon vous, rendue coupable de ce dont vous l’accusez ?
[size=32]THÉODORE LAZARE[/size]
Monsieur le Juge, voilà : je suis un fan, enfin, j'étais un fan d’Émilie Nathan et puis un jour je lui ai écrit et puis elle m’a répondu et puis alors je lui ai encore écrit et ainsi de suite, et puis là, un jour, elle m’a plus répondu. Plus jamais. C’est humiliant.
[size=32]LE JUGE[/size]
Que lui avez-vous écrit ?
[size=32]THÉODORE[/size]
Des lettres.
[size=32]LE JUGE[/size]
Oui, des lettres, je me doute bien, mais encore ? Qu’y avait-il dans ces lettres ?
[size=32]THÉODORE[/size]
Bah, je sais plus,… des choses euh…, comment dire, des choses, des trucs que j’avais envie de lui dire, des trucs qu’on dit quand on est fan, quoi, des… je sais pas, moi…
[size=32]LE JUGE[/size]
Vous ne savez pas, vous ne savez plus ce que vous avez écrit dans vos lettres à Émilie Nathan ?
[size=32]THÉODORE[/size]
Un peu, si, mais c’est pas important. C’est pas ça, l’important. Ce qui compte, c’est pourquoi on est là, c’est qu’elle a plus jamais répondu à mes lettres.
Le juge ferma doucement les yeux un instant, une manière de "je comprends". Il se tourna vers Émilie Nathan.
[size=32]LE JUGE[/size]
Madame ?
Émilie prit une longue inspiration. Ses yeux fixaient avec étonnement sa victime.
[size=32]ÉMILIE[/size]
Monsieur, en tant que chanteuse de rock, j’ai un certain nombre d’admirateurs et pas mal d’entre eux m’écrivent, c’est un fait, et il se peut tout à fait que –
[size=32]LE JUGE[/size], l’interrompant
Que vous ayez reçu du courrier de Monsieur Lazare et que vous n’y ayez pas répondu ?
[size=32]ÉMILIE[/size]
Eh bien, oui, mais est-ce un crime ? Pardonnez-moi, Monsieur, mais je ne peux m’empêcher de trouver que tout cela est grotesque. Hier la police vient m’arrêter chez moi pour me conduire en garde à vue, aujourd’hui je me retrouve devant un juge, accusée de je ne sais quelle absence de réponse à je ne sais quelles lettres, c’est –
[size=32]LE JUGE,[/size] la coupant
Monsieur prétend vous avoir écrit…
[size=32]ÉMILIE[/size]
Oui, d’accord, c’est bien possible, mais –
[size=32]LE JUGE[/size], sec
Vous a-t-il écrit ou pas ?
[size=32]ÉMILIE[/size]
Mais je ne sais pas, je ne sais plus ! Comment pourrais-je le savoir ? Je reçois des dizaines de lettres d’admirateurs chaque jour et… enfin… on ne fait pas un procès à une chanteuse qui ne répond pas à toutes les lettres de ses fans ! Excusez-moi, Monsieur, mais encore une fois, ceci me paraît grotesque, ridicule. J’aimerais savoir à quel jeu nous jouons !
[size=32]THÉODORE[/size], au juge, avec véhémence
"À quel jeu nous jouons" ! Elle prend ça pour un jeu ! Moi, ça me fait pas rire ! Et puis vous voyez bien, Monsieur le Juge, elle continue : elle dit que c’est ridicule, elle dit que je suis ridicule ! C’est comme ça depuis le début ! Sans parler de la chanson, -
[size=32]LE JUGE[/size]
La chanson ??
Émilie ouvrit de grands yeux tout ronds.
[size=32]THÉODORE[/size]
Ben oui, la chanson… celle où elle se fout de moi : "C’est un peu con les gares, moi, j’aime pas trop les gares, je m’ennuie dans les gares, et surtout celle de Saint Lazare."
Émilie Nathan évita un rire.
[size=32]L’ASSESSEUR[/size], au juge
On pourrait en venir aux faits, non ?
[size=32]LE JUGE[/size]
Mais les faits, on est en plein dedans, mon vieux ! Pourquoi dites-vous cela ?
[size=32]L’ASSESSEUR[/size]
Je ne sais pas, comme ça…
[size=32]LE JUGE[/size]
Je vais vous dire, moi, pourquoi vous dites cela : c’est parce que vous adorez m’entendre dire "Venons-en aux faits, je vous prie".
L’assesseur baissa la tête.
[size=32]ÉMILIE[/size]
Messieurs, j’ai du travail et –
[size=32]LE JUGE[/size]
Oui, on a bientôt fini. Je vous demande encore un tout petit peu de patience. Où en étions –nous ?
[size=32]LE GREFFIER[/size]
La chanson.
[size=32]LE JUGE[/size], s’emportant brusquement
Oui, la chanson où elle se fout de ma gueule ouvertement ! Elle l’a fait exprès de choisir Saint Lazare !
[size=32]THÉODORE[/size], calme
Non, ça, c’est moi.
[size=32]LE JUGE[/size]
Pardon ?
[size=32]THÉODORE[/size]
C’est moi qui dis ça. "La chanson où elle se fout de ma gueule ouvertement ! Elle l’a fait exprès de choisir Saint Lazare !", c’est moi qui le dis.
[size=32]LE JUGE[/size]
Je vous avoue que je m’étonnais un peu moi-même de m’emporter de la sorte.
[size=32]THÉODORE[/size]
C’est pas grave.
[size=32]LE JUGE[/size]
Émilie Nathan, que dites-vous des paroles de cette chanson ?
Émilie soupira. Elle était fatiguée. Depuis le début de sa garde à vue, presque vingt-quatre heures plus tôt, elle avait mangé à peine une banane, et encore, pas très fraîche. Elle se sentait très loin de ce procès inqualifiable mais était pourtant là, bien obligée de faire quelque chose. Ce juge venait de lui poser une question. Fallait-il vraiment y répondre ?
[size=32]ÉMILIE[/size], fermement
Non.
[size=32]LE JUGE[/size]
Quoi, non ?
[size=32]ÉMILIE[/size]
Comment ?
[size=32]LE JUGE[/size]
Je vous demande ce que vous pensez des paroles de cette chanson.
[size=32]ÉMILIE[/size]
La chanson... Oui, la chanson. Cette chanson ne concerne en rien Monsieur Lazare, c’est tout ce que je peux vous dire.
Les yeux fermés, elle était exaspérée.
[size=32]LE JUGE[/size]
Mm. Avez-vous des preuves ?
[size=32]ÉMILIE[/size]
Des preuves ?
[size=32]LE JUGE[/size]
Vous prétendez que la chanson mise en cause par Monsieur Lazare ne le concerne en rien, je vous demande si vous avez des preuves de cela.
[size=32]ÉMILIE[/size]
Pardonnez-moi, Monsieur, mais ne serait-ce pas plutôt à lui d’apporter les preuves que cette chanson le concerne ?! C’est lui qui m’accuse.
[size=32]LE JUGE[/size]
Ah, oui, pardon. Bon. Madame Nathan, je suppose que vous en avez assez ? Moi aussi. Étant donné l’état mental du plaignant dont il semble évident que…
Le juge hésitait.
[size=32]L’ASSESSEUR, [/size]au juge
Que… ?
[size=32]LE GREFFIER, [/size]au juge
Que… ?
[size=32]THÉODORE, [/size]au juge
Que… ?
[size=32]LE JUGE[/size]
Émilie Nathan, je prononce un non-lieu. Vous êtes libre.
[size=32]ÉMILIE[/size]
Merci. Adieu messieurs.
Elle était visiblement très soulagée. Elle s’en alla.
[size=32]THÉODORE[/size], au juge
Alors ?
[size=32]LE JUGE[/size]
Alors, quoi ?
[size=32]THÉODORE[/size]
Eh ben… "dont il semble évident que… ", c’est de moi que ça parle, non ?
[size=32]L’ASSESSEUR[/size], chuchotant au greffier dans le dos du juge
Qu’est-ce qu’il vient de dire ?
[size=32]LE GREFFIER[/size]
"C’est de moi que ça parle"
[size=32]L’ASSESSEUR[/size]
Ah.
Théodore attendait quelque chose du juge. Celui-ci se taisait. Théodore restait muet. L’assesseur fit un signe au greffier, lui demandant de lui passer ses notes. Le greffier les lui tendit d’un geste ample derrière le juge. L’assesseur commença à lire en silence. Quelques secondes s’écoulèrent pendant lesquelles il poursuivait sa lecture quand soudain il fronça les sourcils en levant l’index gauche, un doigt de l’autre main sur les notes.
[size=32]L’ASSESSEUR[/size], précis
Là.
[size=32]LE GREFFIER[/size]
Quoi ?
[size=32]L’ASSESSEUR[/size]
Là, quand Lazare dit "Non, ça, c’est moi", et la suite. Ça t’a pas paru bizarre, toi ?
[size=32]LE GREFFIER[/size]
Tu sais, moi, je fais pas toujours gaffe, je note…
[size=32]L’ASSESSEUR[/size]
Moi, ça m’a semblé bizarre.
[size=32]LE JUGE[/size]
À moi aussi, pour tout vous dire. Monsieur Lazare, vous avez quelque chose à dire ?
[size=32]THÉODORE[/size]
Euh…
[size=32]LE JUGE[/size]
Je répète : avez-vous quelque chose à dire, Monsieur Lazare ?
[size=32]THÉODORE[/size]
Ben…
[size=32]LE JUGE[/size], se penchant en avant
Vous vous amusez bien, Théodore ?
[size=32]THÉODORE[/size]
Oh, allez, j’ai juste déposé une petite plainte.
[size=32]LE JUGE[/size]
Vous avez provoqué un procès.
[size=32]THÉODORE[/size]
Pas grand-monde, au procès, hein. J’ai pas dérangé grand-monde.
[size=32]LE JUGE[/size]
Et Émilie Nathan ? Et nous ? Un juge, un greffier, un assesseur.
[size=32]THÉODORE[/size]
Une espèce d’assesseur.
[size=32]LE JUGE[/size]
N’essayez pas de minimiser vos torts. Vous n’avez aucune circonstance…, aucune circonstance…
[size=32]THÉODORE[/size]
Atténuante.
[size=32]LE JUGE[/size]
Atténuante. Merci. Je vous condamne à deux heures de prison ferme.
[size=32]THÉODORE[/size]
Mais Monsieur le Juge, vous ne pouvez pas me condamner : ici, je suis le plaignant, pas l’accusé.
Étonné, le juge se tourna vers le greffier puis vers l’assesseur.
[size=32]LE JUGE[/size]
Il a raison, ce con. Qu’est-ce qu’on fait ?
[size=32]LE GREFFIER[/size]
Moi, j’en ai assez, j’y vais.
Le greffier se leva, ôta sa robe et quitta la salle.
[size=32]L’ASSESSEUR[/size]
Moi aussi. Ça va comme ça. J’y vais.
L’assesseur retira lui aussi sa robe et partit.
[size=32]LE JUGE[/size], déjà presque debout
Vous ne m’en voudrez pas si je vous quitte également, Monsieur Lazare ?
[size=32]THÉODORE[/size]
Du tout, du tout.
Le juge se défit de sa robe et disparut.
La salle d’audience était maintenant pleine de silence et d’absents. Théodore marcha jusqu’à la place du juge et se saisit de la robe qui était sur le fauteuil. Il l’enfila. Le col fourré lui chatouillait la nuque. Il chercha un miroir. Il n’y en avait pas. Il ôta la robe de juge, la laissa tomber sur le sol et s’assit sur le fauteuil. Il se pencha en avant, croisa ses bras sur la table et posa sa tête dessus. Il laissa ses yeux se fermer. Trois secondes plus tard, il les rouvrit, prit un stylo qui traînait là, s’empara d’une feuille qui traînait là aussi, et dessina un tout petit cœur. Puis il écarta la feuille, se refit un coussin de ses avant-bras, reposa sa tête dessus, et referma les yeux. Il chut dans un sommeil sans nom.
Thierry Lazert aime ce message
Ninn' ASam 28 Aoû - 10:53