Le Bastringue Littéraire
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La chambre de vérité

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19052023
La chambre de vérité

Bonsoir,
J'ai le plaisir de vous annoncer la retransmission radio de la lecture d'une de mes nouvelles : "La chambre de vérité". Je dois remercier Michaël Dargery pour l'opportunité qu'il donne à ce texte de se répandre au-delà du net, et pour l'honneur qu'il me fait. La radio est L'Eko des Garrigues dont les locaux sont à Montpellier. L'émission sera diffusée lundi 22 mai à 18 heures. Vous pouvez l'écouter sur le net à cette adresse : http://www.ekodesgarrigues.com/
La fréquence est  88.5 FM. Il s'agit d'une radio associative non commerciale.  En attendant voici la version numérique.
Bonsoir,

 
                    LA CHAMBRE DE VÉRITÉ
 
 
 
 
     Écrire. Des mots. Le blanc de la page. Des pages. Des jours. Le soleil qui se lève. Autre chose que la lumière. Déjà, le noir de l’encre. Les joints des carreaux un peu moins blancs. L’idée de rien. L’idée de mort. L’idée de l’ombre. La lumière atténuée. Pas d’ombre ici. Pourquoi ? Pas de direction. Nulle part vers quoi se tourner. Le cahier. Écrire des mots. Sur. Contre le blanc de la page. Contre l’unique jour. Contre l’éternité. La conscience émiettée. Rassembler ses idées. Retrouver ses esprits. Des couloirs interminables à l’intérieur de soi. Des portes et des fenêtres condamnées, en trompe-l’œil. Déambulation, pérégrination, destination soi.
 
                                                            ***
 
   Écrire quelques lignes, peut-être des phrases. Parler de soi à soi. Le cahier, grand et beau. Les feuillets. Une légère pression sur le pouce. Le baume subtil du papier. Un bruissement qui défroisse. L’idée de neige maintenant et des empreintes de pas. Le soleil encore et rien qui ne fond. L’idée d’équilibre. Prendre le cahier, entre les mains, et ne pas le déchirer. Pouvoir le faire et ne pas le faire. Respirer profondément. Goûter l’équilibre. Caresser les mots. Le très bas-relief sur la page. Le bout des doigts. L’idée de sensibilité et de terminaisons nerveuses. L’idée de froid, l’idée de chaud, l’idée de friction. L’idée d’idées surgies dans l’interminable couloir. Devant les portes, toujours condamnées, mais de plus en plus nombreuses. Des idées comme de petites clés oubliées au fond de poches et tout d’un coup aussi grandes que soi, que les portes, que tout ce qu’il y a derrière. Une rangée de portes et une autre en face à face décalé. De temps en temps aussi, une fenêtre sans image mais qui se colore. Au bout de centaines de portes, la fenêtre-arc-en-ciel. Puis, plus rapidement, la fenêtre-nuit aux étoiles nettes. L’idée de constellations, fulgurante. La sensation accrue de la main et de la réunion des doigts. Le presque souvenir de l’index pointé. L’idée de route, de marche, et du lendemain. L’évidence de maintenant et d’aujourd’hui, l’hypothèse d’hier, d’un passé, d’une naissance. Un lieu très ancien, comme tout près, un couloir enseveli, impossible à retrouver et encore moins à déblayer. L’idée d’ongles arrachés et de doigts ensanglantés, l’idée de souffrance. La lumière blanche, si blanche, la peur de l’insupportable. La sensation des paupières. Les fermer, les coudre. La lumière rouge, si rouge, le désir du feu, l’espoir du soleil. La douleur des paupières qu’on déchire. La souffrance maintenue. L’idée de fixité, la vision d’un horizon, d’un point unique à atteindre, entre ciel et terre. La souffrance allégée par le chemin.
 
                                                                         ***
 
   Écrire me mène, me prend par la main. La phrase m’embrasse et me soulève. Je danse, d’abord comme un automate, par saccades. J’ai l’air d’aller quelque part sans vraiment partir. Les portes du couloir semblent vouloir s’ouvrir toutes, mais aucune ne cède. Je rebondis de l’une à l’autre, puis je roule, enfin je glisse et je m’aplatis. Je pourrais passer sous les seuils, je n’ai que l’embarras du choix, je dois seulement être un peu plus ténu. Si je danse un peu plus vite, je pourrai peut-être me dissiper et m’affranchir d’ici.
 
                                                                         ***

    Écrire me déleste. Je vais comme un ballon-bulle, au gré de rien, qui franchit les bords et qui tout à coup, comme on peut être mort, s’évapore. Écrire de longues phrases, comme on s’étire et se délasse de soi, aller jusqu’au bout de son dire comme on s’excède légèrement, un peu plus soi que soi, totalement soi bien qu’un peu autre. Trois gouttes de pluie, trois gouttes d’encre, trois gouttes de sang et poussent les jours, et tombent les murs, et s’envolent les portes. En ma prison de lumière s’ensemencent des cieux et trois soleils, tour à tour, se lèvent. Les ombres paraissent une foule improbable et là, comme des âmes se superposent, s’éclaircissent et s’évanouissent. La pleine lumière des pleins soleils les contient et agglomère leur quintessence en aiguilles de feu.

                                                                        ***
 
    Je ne me souviens de rien. Je sais que je suis un homme. Je parle, j’écris, je lis. J’ai reconnu mon espèce en regardant dans l’unique glace. Il m’a fallu quelque temps avant d’avoir l’idée de «  me » regarder. Progressivement, une autre idée a fait son chemin : je suis en un lieu précis mais où ? Quatre murs blancs, un plafond, un sol tout aussi blanc, quelques mètres carrés, un espace libre. La pièce est un parallélépipède. Je crois que c’est un cube. Ses dimensions ont dû être étudiées pour qu’il ne paraisse ni petit, ni grand. Tout à coup, j’ai remarqué qu’il ne comporte aucune ouverture. J’ai pensé à ce qui s’appelle une porte, un encadrement, la possibilité d’un passage et d’un autre lieu.
     Que fais-je ici, en ce lieu plutôt qu’ailleurs, en ce lieu ignoré et ignorant l’ailleurs ? Cette question, je la pose sans sentiment de claustration, simplement parce qu’elle est évidente, je la pose sans urgence. Je suis en paix et je prends plaisir à toutes ces interrogations. Une autre idée a encore germé, je ne sais comment. L’idée que peut-être d’autres hommes, dans d’autres pièces, se questionnent tout autant que moi. Toute l’humanité peut-être ! Mais cela ne me trouble pas davantage. Tout compte fait, je sais beaucoup de choses et la singularité de la situation, qu’elle soit unique ou partagée, suscite mon intérêt.
Je sais que j’ai eu une mémoire. Mais je sens qu’elle n’est presque plus, qu’elle est moribonde. L’essentiel de ce qu’elle fut a été dissous. Il n’est donc pas question que je me torture, que je tente de me souvenir de mon nom, de qui je suis, de ce que je fis. Je n’ai plus de nom, ce fait est indéniable et définitif, voilà tout. Il me suffit de savoir que j’eus une mémoire et que je suis. Chercher à savoir comment je le sais pourra m’occuper longtemps. Pourquoi sais-je encore lire et écrire ? Pourquoi la plume est-elle si docile entre mes doigts ? Ces questions me passionnent. J’ai la conviction qu’il est toujours possible de découvrir quelque chose de nouveau. L’enfermement n’est pas un obstacle à la découverte.
        Je suis assis sur un cube. Est-ce une chaise ? Il me convient parfaitement. Je me plais à imaginer l’appui d’un dossier, le confort même d’un rembourrage, la chaleur de cette matière… le bois. Mais je n’en regrette pas l’absence. Je goûte pleinement ce simple support et m’y trouve assis noblement. Il me met à hauteur de la table, du plan devrais-je dire : pas de pied, une surface lisse, blanche, intouchée, étroite, en légère avancée du mur opposé à la couche, presque improbable, comme cette main qui écrit, pourtant là. Quand j’ai ouvert les yeux, je ne l’ai d’abord pas remarquée. Puis passé l’éblouissement, j’ai discerné cette discrète irrégularité et j’ai aperçu dans l’angle droit … une bouteille, petite, noire, fragile, suspendue, inconcevable. J’ai refermé les yeux et ai pensé à quelque chose de vivant, à un rat, debout, le museau curieux dressé, prêt à bondir ou disparaître mais pour aller où ? C’était bien une bouteille, un encrier ! A côté, un porte-plume, quelques feuillets. Une invitation à l’écriture. Et … un grain de poussière. De la matière à écrire et une invitation à la réflexion. L’unique grain de cette pièce hermétique à tout. A un millimètre de la plume. D’où vient-il ? Pas une ouverture donc, pas un textile non plus. Je ne puis donner ce nom à mon vêtement : une combinaison impalpable, sans poids, indéchirable, épousant mon corps comme une peau, un peu plus blanche que les murs, quasi inexistante. Le lit, la couche, dans mon dos, n’est pas davantage réalisé à partir de fibre. Rien de ligneux, aucune aspérité, pas le moindre fil. Pas de poil non plus ! Je me souviens dans la glace…Je n’ai pas de cheveux, pas de sourcils, pas de cils, pas le début d’une barbe…Examen complet !
     Je n’ai pas un seul poil. De la tête aux pieds, je suis aussi lisse que toutes choses ici.
    Je ne comprends pas. Je me suis reconnu en tant qu’homme dans la glace et je sais que ma pilosité est absente. Les hommes ne sont donc pas ainsi que je suis. Pourquoi ?

* * *
 
      Comment le grain de poussière est-il parvenu jusqu’ici ? Il est la seule incongruité, la preuve de l’ailleurs, le signe miraculeux d’un monde. Il n’était pas dans un interstice du filetage du bouchon de l’encrier. Je l’ai repéré bien avant l’ouverture. Je n’ai pas osé m’approcher de trop près, j’ai crains que mon souffle… ne le disperse, ne le désagrège, ne le divise en particules invisibles et perdues. J’ai dû prendre l’encrier avec d’infinies précautions mais je n’étais pas excessivement tendu, juste un peu pour le bonheur de l’être. Je me suis détourné de lui, dou-ce-ment, un courant d’air et…Sa présence m’a été une chaleur dans cet espace froid. Nos rayonnements se sont rencontrés Puis, j’ai glissé avec mon cube le long du plan d’écriture, le plus loin possible pour un temps. Nous nous étions assez vus pour une première fois. Et maintenant le grain est là-bas. Comme un autre moi-même. Par lui la pièce est divisée en deux côtés. Par lui ma pensée est excitée de l’idée d’inconnu.
L’approcher et l’examiner
       J’ai conscience que l’attention que je lui porte doit être insolite à l’extérieur et qu’en définitive je suis peut-être un fou, un fou de la pire espèce pour être enfermé ainsi sans contact. Si j’ai terrorisé mes semblables, on a voulu m’ôter à leur vue et les ôter de mes mains. Que ferais-je si un lecteur parcourait ce feuillet, irait-il jusqu’au bout de cette phrase ? Le meurtre est peut-être le fond de mon être, on me la fait oublier pour écarter tout danger et je suis là pour le reste de mes jours, à perpétuité, hors des hommes, mes ex-semblables, jusqu’à ce que mort s’en suive.
     Mais, je n’ai envie de tuer personne, personne n’occupe le champ de ma conscience, personne d’autre que moi n’est possible et je n’en éprouve aucun regret. Inlassablement, je questionne ce lieu et des réponses quelles qu’elles soient je tire un bonheur. Je le consigne aussitôt et il prend une autre ampleur, comme si les murs de la pièce s’ouvraient en corolle.
Et si j’étais là pour l’éternité. Si j’étais mort…C’est peut-être cela ! Enfer, purgatoire, paradis ? Je ne sais pas où je suis. Solitude et enfermement pour l’enfer; questionnement et dialogue avec soi-même pour le purgatoire ; infinie blancheur et paix éternelle, quasi ataraxie pour le paradis. Dans quelle mort suis-je donc ? Il est certain que je ne souffre pas et que je ne suis pas dans un néant. Mais je sens que quelque chose pourrait me causer une souffrance. Je ne peux pas parler d’une appréhension car, encore une fois, mon âme est légère. Disons que j’ai la certitude que quelque chose peut se passer. Dans la mort, même si je suis mort.
     Dans combien de temps ? Dans combien de temps  constaterai-je une modification autre que le progrès de ma pensée ? Quelque chose de totalement nouveau, d’étranger à la régularité de ses murs et de tout aussi évident. J’ai cette certitude qui n’est pas encore un désir, qui pourrait le devenir et appuyer doucement sur mon âme comme une main sur une main.
      Depuis combien de temps suis-je en ce lieu, privé de moi, cerné de moi ? Ai-je vraiment jamais levé les yeux sur d’autres yeux ? Ai-je dormi plus de mille ans ? Et qu’est –ce une année ? Je ne sais plus exactement. Du temps qui passe, du temps qui dure, du temps qui se mesure. Je sais que je suis là, qu’il y a un instant j’étais déjà là. Mais ce laps de temps est sans amarre et flotte lentement sur l’étendue calme de mon âme. Je ferme les yeux et je sens un ballottement enivrant… Tout mon être emplit l’espace et englobe le temps. Je ne me souviens de rien mais je suis tout. Oh !le délicieux vertige d’être et d’être tout… Le sentiment tranquille que l’ailleurs est déjà là, comme une pièce parmi mille d’un grand appartement où se rendre quand bon nous semble.
 
* * *
 
      Retournons voir le grain de poussière, en pensée du moins, restons encore à distance. Là, le revoici, aussi net que le signe que je trace. Ma jeune mémoire, fraîche et svelte, l’a capturé avec une résolution époustouflante. Tiens, il n’est pas grumeleux ! Il n’est pas non plus ébouriffé, fibreux. Ses bords sont d’une régularité exquise à parcourir ; sa forme ne connaît pas la pointe, pas l’amorce d’un angle ; il a l’élégance des courbes qui reviennent sur elles-mêmes. Il comprend une subtile division, une incision claire qui le partage, deux parts égales l’une à l’autre nécessaires. Il n’est pas si noir et n’est en rien sale, il est à peine moins blanc que le blanc éclatant du mur qui l’éclaire et le nuance. Il n’est pas d’une matière indifférenciée et sourde qui soit d’une présence absurde, écœurante et têtue. Il est là pour mes yeux dont l’acuité croîtra ; il est là pour mon doigt léger qui le touchera, pour mon habile index qui ces trois lignes lira, l’une sise en les deux autres précises ; il est là pour ma bouche aux contours amis qui le renommera : non plus « grain de poussière », non plus amas incertain de rien, non plus vestige de quelque chose qui fut ; mais « graine », semence de ce qui fut, semence de ce qui sera , semence qui s’élèvera.
        Une graine de quoi ? Je sais que la vie est là aussi bien que mon souffle mais je ne sais quelle autre forme elle me découvrirait si … Comment l’amener à la germination ? Voyons, que me faut-il ? De l’eau et de la terre. Je n’ai ni l’un ni l’autre. Il me souvient pourtant que les hommes boivent, que les hommes mangent, que les hommes se rassemblent pour faire cela. Or, depuis que je suis là, personne ne m’a rien apporté. Je n’ai croisé que mon propre regard dans la glace. Il est vrai que pour le moment je n’ai connu ni la faim ni la soif. Je recommence à penser que je suis dans l’état de mort. Sinon comment expliquer cette indifférence de mon corps ?
        Pourtant la graine, elle, est bien vivante, plus vivante que quoi que ce soit, un univers à elle seule, et ma force saisit sa présence. Plus je la pense, plus je la sais concentrée ; gorgée d’elle-même, prisonnière tranquille, dans l’attente patiente d’une lente explosion ; prête à se projeter hors d’elle-même et vers l’inconnu, sûre de la destinée et de l’ouverture.
Ma salive fera office d’eau ! Je la recueille dans le bouchon de l’encrier. La terre ? Je n’ai que moi ! Tout doit venir de moi. Il me souvient que nous allons à la selle et que c’est là, en principe, une de nos conditions de vivants. Mais…pas de pot, pas de trou, pas de besoin non plus. Quoi d’étonnant ? Pas d’alimentation, pas d’excrément. Je ne mange donc pas ! Qu’importe puisque je suis actif et que mon activité ne faiblit pas.
       Cependant, je sais que les hommes doivent s’alimenter pour entretenir l’effort. Et si je n’étais pas un homme, mais un humanoïde, un robot très sophistiqué et une batterie ! Si je n’existe pas, je préfère être mort et avoir été. Je n’aime pas cette idée d’être une machine, infaillible mais non née.
Préférer être un homme ne prouve en rien bien sûr que je le sois indubitablement. Je suis d’ailleurs peut-être là pour cela. Les maîtres m’ont remisé, je suis en observation, ils m’ont interné parce que mon dérèglement est dangereux, contagieux, incontrôlable à l’extérieur. On attend de comprendre ce qui a dysfonctionné avant…de me détruire. 
 
 
* * *

       Je viens de goûter mon sang. C’est bien du sang, du sang humain ! Ce goût, cette texture, ce rouge sombre de plus en plus sombre et la coagulation, je connais tout cela et je le sais terriblement humain. L’ai-je versé autrefois, du temps de ma mémoire, le flot sacré ? Plus que la douleur de la piqûre de la plume, l’image de l’écoulement atteste que je ne suis pas un robot. Mon sang une fois a coulé et a dit mon humanité. Je l’écris ici en rouge.
 
* * *

       Si je puis répandre mon sang, je ne puis tracer un signe avec mes excréments. Il me souvient que dans les lieux ordinaires de détention, aux murs putrides des cachots, cela se fait. C’est ainsi qu’on témoigne misérablement de son passage Mais je ne suis décidément pas un homme comme les autres. Si ma mémoire n’est plus, je ne suis pas avili. Quoique détenu je ne suis que devenir. Tout ce que je suis, tout ce que je sais de moi, je l’applique à m’accroître. De ligne en ligne, je me battis une âme et j’y abrite ma pensée. Qu’importe que je ne sois personne, si je suis un homme.

* * *

      Je pense aux voyages interstellaires et je sais comme je sais écrire qu’ils sont récents. L’homme vers d’autres étoiles, vers d’autres mondes, l’homme et sa condition d’homme dans le confinement inédit des vaisseaux. Impensable, improbable, insoutenable sans les pilules de vie. La révolution d’une énergie ultra-concentrée, ultra-miniaturisée et à libération ultra-contrôlée : aucune déjection, aucune perte. J’en ai une en moi. Il est évident que mon organisme bénéficie de cette technologie. Je salive à l’idée de tout ce à quoi se substitue une pilule. Bien que ma mémoire soit morte, des « souvenirs » olfactifs affluent et saturent délicieusement ma conscience sans évoquer le moindre contour, la moindre couleur. Je me complais à les ranger sans hâte, méticuleusement, comme on débarrasse une table de je ne sais quoi, mais rassasié et affairé, un vrai bonheur. J’ai cela en moi, un apaisement pour des années.
Je viens de passer, sans y réfléchir, ma main sur mon ventre, sur mon estomac et je sais que c’est là un geste ancestral de contentement. Si j’en doutais encore, voilà une preuve de plus que je suis un être de chair ancré dans l’histoire de son espèce. J’ai relevé mon vêtement et je regarde mon nombril, le sceau merveilleux de mon appartenance. De mon index, je décris la circonférence, mignonne, et je l’enfonce un peu dans cette béance d’autrefois. Quelque chose s’y trouve, quelque chose de mou et de rugueux : une bouloche ! Un peu de peau et de vieille fibre. Presque rien, un résidu. Le début d’une terre.
Je me racle de haut en bas. Mes ongles, à la bonne longueur, passent et repassent ; pas un centimètre carré de peau négligé, je dois tout donner. Mon dos et mes pieds sont particulièrement productifs. Je bénie cette noble crasse, ce moi-même dont je me sépare consciencieusement, avec délectation, et que je thésaurise gramme après gramme dans le bouchon de l’encrier. Bientôt, mêlée de salive, c’est une boue noire et molle qui s’élève légèrement dans ce blanc et dur néant. Une boue pour la vie. J’y dépose, avec le sentiment d’un devoir, la graine. Je songe aux jardiniers, ces serviteurs de la terre, zélés et justes. Il me souvient, en dehors d’un cadre précis, que je me suis moqué de cette passion de la vieillesse dans l’autre temps. Ce souvenir qui me ramène à un état de conscience périmé et antérieur, je l’abandonne. Cette relique de mémoire, je n’en veux pas, car ce n’est plus moi. Oui, moi est mort et j’en suis fort aise.
 
                                                                * * *
 
      Je n’ai rien écrit depuis… J’ai pensé « plusieurs semaines ». Mais ici, je ne sais rien du temps ordinaire. Depuis mon réveil, c’est toujours le même jour qui s’écoule lentement et infiniment, sûrement et également, dans une fluidité régulière et esthétique. Un seul jour comme l’éternité, une et indivisible. Le temps avance comme un astre dans la permanence du ciel, immense et incommensurable. Je ne sais plus rien des anciennes divisions. Restent les mots, fragiles et beaux comme un verre qu’on élève haut. Les mots du temps des hommes évidés jusqu’à l’épuré.
      Pourtant, il se passe quelque chose, une seule chose, quelque chose qui dans l’autre monde, le monde des prairies et des mers, des déserts et des monts, des forêts et des villes… quelque chose qui se fût inscrit dans une succession de jours et de nuits, d’attentes éveillées et d’attentes renouvelées, par la profondeur du sommeil.
      Je ne dors pas. Je ne dors plus. Je sais qu’au-delà de ses murs une partie de l’humanité repose dans la chaleur de la couche et le vertige aimé des songes. Je ne sais rien de mes anciens rêves et je ne conçois pas qu’il me fut autrefois loisible de m’y livrer. « Dormir » est encore un mot, un peu plus que rien, un peu moins qu’un souvenir. Et pour la première fois, le tremblement bienfaisant du rire disjoint mes lèvres : si je suis mort, la mort n’est pas plus profonde que le sommeil, ni le néant, elle est un état supérieur. Et si je ne suis pas corporellement, terrestrement, ordinairement mort, alors la fin de ma mémoire m’est une délivrance, un dégagement unique, une mort dans la vie. Dormir ne m’est plus nécessaire, le limon des jours ne me submerge plus, je puise à même le temps la matière de mon être.
J’attends et l’attente est belle, une et indivisible. Mon attention est indéfectible. Je regarde avec l’acuité d’un félin la boue noire de l’encrier diminuer, s’assécher, et la graine monter. Je renouvelle l’apport de matière, exactement au moment voulu. Cela occupe tout mon temps ; cela est mon événement perpétuel ; cela m’anime et me désennuie ; cela est ma raison, ma foi, mon être, mon altérité, ma connivence, mon intime secret, ma part, ma puissance, mon élégante passion. Quel bonheur de voir la plante en un état donné et quelle jouissance de considérer les progrès par rapport à un état que je sais antérieur. Quel approfondissement de l’espace que de penser «  avant », «  il y a quelque temps », «  tout à l’heure ». Par la pensée du temps, j’intègre pleinement ma condition de nouvel homme, un homme hors des hommes mais un homme.
 
Je suis homme, aimé du temps, rêvant le vent
Il me souvient des silex bleus aux cieux enfant  
 
Par la pensée du temps, ma morte mémoire bourgeonne,
 
Je suis homme, glanant le temps, suivant le vent
Il me souvient des îles bleues laissées enfant
Par la pensée du temps, je redivise l’impalpable présent,
 
Je suis homme, comptant le temps, tenant le vent
Il me souvient des filles bleues du pur enfant
 
Par la pensée du temps, j’escalade le mont du jour,
 
Je suis homme, nommant le temps, forçant le vent
Il me souvient des villes bleues du jeune enfant
 
Par la pensée du temps, je sculpte le mont du jour,

Je suis homme, servant le temps, carguant le vent
Il me souvient des quilles bleues du fier enfant
 
Par la pensée du temps, j’imagine le drapé d’un dieu
 
Je suis homme, amant du temps, fervent du vent
Il me souvient des vrilles bleues du saint enfant
 
* * *
 
     Temps après temps, la graine élargit l’espace et reviennent les mêmes images, les mêmes pensées. Je revois l’étendue des campagnes d’une enfance et les lointains silos des horizons bleus. Je n’ai pas de nom, pas de famille, pas d’attache mais un avenir à parcourir. La main d’un géant met à feu les hauts cylindres, l’air vibre de l’imminence du départ, lentement les cieux s’ouvrent vers l’infini. J’entends le vent puissant des tuyères, la poussée prodigieuse, l’arrachement insensé de la Terre-Mère. Je suis fier de l’aventure et du sceau de la patrie que j’emporte vers d’autres mondes. La certitude de leurs richesses est ma suffisance du moment. Le retour triomphant est la condition du départ. La décision est mon domaine, ma part de roi : je condamne ou je pardonne, je prends le risque de l’erreur, j’assume l’impossible sentence, je repose malgré la clémence rare. Je forge de nouvelles lois pour de nouvelles planètes, je légifère à tour de bras, gouverneur de l’ailleurs, de provinces innommées.  
 
* * *
 
     La graine n’est plus. Les premières feuilles ont apparu. Du vert ! Une forme nouvelle ! Des nervures ! Un réseau de vie autre que celui de mes veines. Les trois règnes sont réunis. Je sais, je vois quel miracle c’est là, des feuilles qui ondulent suivant l’orientation et le degré de mon souffle. Ma chambre prend des proportions d’univers que je parcours inlassablement. Je mesure l’espace entre deux murs à l’aide de mes pieds, puis de mes mains, doigts écartés d’abord, doigts serrés ensuite et j’applaudis le miracle des nombres. Je ferme les yeux et j’imagine l’emplacement de chaque centimètre carré à vivre. Je mesure mentalement la distance entre chaque point de cette espace où je règne. Rien ne m’est étranger depuis qu’une autre vie s’est installée près de moi. Je ne conçois pas d’ignorer le millimètre cube d’air qu’a exhalé tantôt la plante. Je reproduis infiniment l’onde sonore de ma propre voix qui proclame l’avènement de ma souveraineté éclairée dans toutes les directions. Je ne sais pas qui j’ai été mais je sais qui je suis en ce lieu ; je sais le lien qui à tout atome m’unit et particulièrement à ceux de cette vie qui m’accompagne, me précède et me mène.
 
* * *
 
      Tout en haut de la plante, un bourgeon est apparu. Je l’ai vu grandir sans qu’il ne perde rien de sa délicatesse première. J’aime le regarder longuement parce qu’il est improbable et pourtant tendrement là. Il s’arrondit imperceptiblement et creuse doucement l’espace autour de lui. Au bout alangui de la tige, il semble presque flotter, ignorant la pesanteur. Par mon souffle contrôlé, il se met légèrement en mouvement. Il va et vient régulièrement et mesure gaîment mon temps.
 
* * *
 
     Une fleur est sur le point d’éclore. Je la sais déjà blanche. Je me réjouis de cette nouvelle variation. Je songe à la beauté des terres enneigées et à la fausse monotonie des étendues polaires. Quel infini dans le blanc ! Ma cellule m’est de plus en plus légère, et j’exulte par la dilatation formidable de mes poumons. Ma poitrine s’ouvre et j’épouse tout l’espace disponible. Je me quitte et je me retrouve aussitôt, sensation merveilleuse d’un au-delà proche et familier.
 
                                                                      * * *
 
      Je connais cette fleur. Je ne sais encore comment la nommer mais elle a je ne sais quoi d’évident. Son éclosion est lente et sûre, comme l’ascension programmée d’un prince vers le trône, qui, palier après palier, s’ouvre au monde. Je courtise cette grâce croissante qui m’offre l’impudeur de sa beauté. Elle règne, belle et nue, dans le sanctuaire de ma conscience, palpable et impalpable, probable et improbable, comme ces murs que j’ose à peine toucher et dont la disparition soudaine ne m’étonnerait pas. Elle est ma reine et me désigne roi.
 
                                                                 * * *
 
      Fleur de lys, j’écris ton nom. Fleur de lys, en cet enclos réside mon royaume. Qu’ai-je besoin de savoir qui je suis, puisque je suis le roi ? Ici siège mon gouvernement, le conseil et la loi. Je suis le juste et l’audacieux patient, le clairvoyant et le fou serein, l’absent à soi-même et le présent pour tous; je suis celui qui n’existe plus et qui suis. Je suis celui par qui tout s’authentifie.
 
                                                            * * *
 
        Les murs sont maintenant argentés. Mon image s’y multiplie, figée, stable, indolore, comme autant de jours à vivre et de regards à rencontrer. En revanche, j’observe une mutation continue dans la structure des parois. Elle est infime mais signifiante et c’est un jeu de la suivre, rompu que je suis à cet exercice : je saisis les états de la matière avec jubilation, la fraction de seconde qui passe et qui a passé, l’oscillation incessante de la vie sur le pont de liane du néant, tout atome prêt à sombrer, miraculeusement là encore mais déjà autre. Cet anéantissement permanent et productif me fascine et me façonne.  
 
                                                           * * *
 
        Je commence à discerner des couleurs, des formes, des lignes, des volumes. Les murs sont de plus en plus transparents, limpides, légers, à franchir, limites symboliques librement consenties. Des cubes apparaissent de proche en proche, des dizaines, des centaines, tous opaques. Au pied de chacun, des fleurs, des chrysanthèmes, il me souvient, les fleurs des morts. Parfois, quelque homme ou femme se tient en prière et je devine le chant doux et triste d’une lamentation digne. Les voix s’élèvent et se rejoignent au- dessus des mausolées qu’ont bâti les millénaires. Au loin, sur les pentes longuement polies, un nuage de poussière blanchie monte au rythme du jour qui s’écrit : je le sais, une foule en marche.
 
                                                                    * * *
 
    Ils sont là, des milliers. Leur clameur a fini de dissoudre les minces parois du cube. Leur roi est venu au monde. Une planète nous est destinée, une parmi les milliards que découvrirent les Anciens. De la terre nous emporterons nos premiers morts, ces centaines de prétendants qui n’ont pu ne plus être eux-mêmes, renoncé à l’intime mémoire, regardé l’avenir comme flottera l’étendard des conquêtes. Nous fonderons notre première ville autour de leurs sépultures et nous honorerons leur sacrifice.
 
                                                                    ***
 
    Nous venons de décoller. Nous nous dirigeons vers Alpha du Centaure. Nous arriverons à destination dans quarante ans. Beaucoup d’autres suivront. De nombreux postulants se préparent à la charge de gouverneur dans les tumulus d’amnésie. Nous allons coloniser la galaxie. Des équipages plus audacieux iront peut-être, sûrement, jusqu’à Andromède. Nous quittons tout, nous nous quittons nous-mêmes. Nous ne savons pas ce que nous serons. Notre route est moins visible que celle des caravelles espagnoles et de Christophe Colomb. Mais nous ne serons jamais perdus. Où que nous soyons, que le contact avec la Terre soit maintenu ou pas, que les distances immenses nous soit un vertige et le vide une désolation ou un refuge où disparaître, nous formerons très bientôt un micro peuple et notre vaisseau sera notre État provisoire. Nous nous y accrocherons comme jadis quelques milliers de juifs sur l’Exodus. Une terre promise nous attend et notre descendance. Pour l’heure, pour les quarante ans à venir, nous nous installons dans une glorieuse attente. À quelque poste que nous soyons, quelle que soit notre responsabilité, nous sommes tous, à chaque instant, à la proue de ce navire.
Nous ressentons encore pour quelques secondes l’écrasante attraction terrestre. Elle nous enserre comme une mère en ses bras, près de nous étouffer, mais qui va nous libérer. Nous pleurons tous en notre for intérieur. Les images se pressent : les hivers de paix, les fleurs figées, les printemps recommencés, les étés attardés, les moissons comme oubliées, les automnes de tristesse lente, les feuilles sèches tout d’un coup craquantes et poussières, et les neiges revenues en les terres pour l’oubli, les monts escaladés et les lointains accumulés, des forges de rêves à ciel ouvert à chaque sommet. Les images s’interpénètrent et se fondent à cette lumière intérieure qui nous inonde, nous déborde, et nous rassemble. Nous franchissons les cieux dans la réunion de nos corps de chairs apeurées. Écrasées de terreur, nos audaces se sont recroquevillées le temps du départ, à l’abri de l’extrême arrachement. La Terre encore les alimente, aussi loin que possible, la régulière vagabonde, qui suit un autre destin. Nous sommes bien ces fils, nous allons, nous filons, à la poursuite d’autres feux, fiers et forts dès que passé le point de non-retour.
     Les vibrations ont cessé. La pression se relâche. Nous ne sommes plus terriens. En ces instants nous ne savons plus qui nous sommes. Nous défaillons. Nous voudrions dormir les 40 ans à venir, mais nous ne le devons pas. Nous reconstruire commence maintenant et cela occupera tout notre temps. De nouvelles lois sont à écrire, des sentences inédites seront prononcées, des louanges inouïes seront chantées, le bien et le mal, l’activité et l’oisiveté, la joie et la peine établiront des frontières jamais tracées. J’y marcherai, moi qui me suis dépossédé de moi-même, comme au bord de fournaises, parmi les nuées ardentes, et je vous guiderai en ces corniches où s’accrochent déjà vos mémoires.


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Commentaires

Garcia Alexis
Bonjour,

Vous pouvez écouter cette nouvelle à l'adresse suivante :  https://www.youtube.com/watch?v=7ka5ImCm5s8

Bonjour,

Salima Salam aime ce message

Salima Salam
Merci, et félicitations. J'avais raté le rdv et j'étais ennuyée. Mais le podcast est plus souple. Et présentation très classe, bravo. 
J'avais même raté ce fil de vous, que je découvre maintenant. 
Je repasse dès que.
Salima Salam
Vous avez maintenu le suspens bien longtemps, je me demandais où vous nous menez. 

Une magnifique réussite ! Votre écriture, qui donne très bien forme à cette absence de formes, de temps, d'espace, est compliquée. J'ai trouvé plus aisé de vous lire que vous écouter lu. Le début surtout est très fragmentée au niveau de la grammaire, obnubilant, le lecteur se sent dans le cube et lâche ses repères. 

La découverte du grain de poussière amène un tournant, l'esprit se fixe. Puis la bouloche, très "humaine", très rassurante, accroît l'impression. Et les idées que les deux font germer chez le narrateur, tout comme la croissance qui est sûrement symbole de ce que sera le futur, émettent une grande force positive. 

Au delà de la narration, je trouve une grande part de réflexion sur soi, sur la prise de conscience de notre existance, et sur le dépassement de cette étape pour atteindre le développement de cette conscience humaine. 

Il y a votre façon que j'ai déjà notée de vous mettre dans la peau de vos personnages, d'une façon très étonnante, très réaliste, par des détails qui montrent la profondeur de votre compréhension de la situation, comme si vous aviez vécu chaque scène que vous écrivez.

J'ai beaucoup apprécié.

Ici peut-être une coquille : "Le meurtre est peut-être le fond de mon être, on me la fait oublier pour écarter tout danger et je suis là pour le reste de mes jours, à perpétuité, hors des hommes, mes ex-semblables, jusqu’à ce que mort s’en suive."

Garcia Alexis aime ce message

Fantine
Cette nouvelle un peu longue est un tête à tête avec soi. L'individu comme unité de la société.

Garcia Alexis aime ce message

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