Le couloir n’est pas méchant même si je sens les vestiges d’une peur récente remplir l’espace. Je commence à connaître par cœur ce couloir, son lino vert marbré – un vert pas frais – et les murs et le plafond peints en crème pâle. La hauteur du plafond est étonnante (la bâtisse doit dater des années 1930), je ne m’y habitue pas. D’ailleurs, j’ai beau le connaître par cœur, ce réseau
pourquoi réseau ? je ne parle pas de réseau, je parle de couloir
J’ai beau le connaître par cœur, ce couloir, j’y découvre toujours des sensations étranges. Pas de façon continue, mais par tranches. Tranche d’inquiétude. Tranche d’impatience. Tranche de jouissance. Tranche de vacuité. Tranche de surexistence.
Et les portes.
Ah, les portes ! Les portes sont d’un marron clair diarrhée qui dit toute la misère qui se vit derrière elles. Ces portes de chambres, car ce sont des portes de chambres, sont éternellement fermées, c’est désespérant. Ce n’est pas qu’on soit curieux, mais de temps en temps, une porte qui s’ouvre, ça fait du bien. Alors oui, pour être honnête, il arrive, rarement, qu’une porte s’ouvre et que sorte de sa chambre un « absent ». Il ou elle parcourt son bout de chemin jusqu’à moi puis plus loin. L’escalier. Qui mène au parc. Ou au réfectoire. Aux cuisines. Moi je reste dans mon couloir qui, pour l’instant, me rassure. Comme deux et deux, quatre, ou la couverture du Petit Prince. Mais on ne se nourrit pas de deux et deux, quatre ni de la couverture du Petit Prince. Il faut sortir un jour. En attendant, je suis ici. Qu’est-ce que j’ai ? Pourquoi est-ce que je suis ici ? De mon plein gré. Ça y est. Ça me revient. Le mal. Que je me fais. Je suis ici pour me protéger de moi-même. Saloperie d’esprit qui trop souvent m’emprisonne, me piège, et fait de moi son jouet. Et je me fais du mal. Pris au piège. Mais là ? Dans ce couloir, là ? Je suis bien, non ? Oui. Alors ? Pourquoi est-ce que ça ne dure pas ? La condition humaine. Ce que l’humanité endure. Et moi et ma propre condition, au milieu, … On n’a que ça : penser à pire que sa propre condition. Affaire classée.
Le couloir se réveille : l’infirmière de l’autre jour, celle qui m’a accueilli à mon arrivée, apparaît. Elle m’est sympathique avec ses cheveux noirs très courts et dans sa voix, toujours, un sourire. Elle m’annonce de loin que c’est l’heure du goûter au réfectoire. Ce n’est pas de sa faute si c’est infantilisant, ce goûter de l’après-midi, non, bien sûr. Je n’avais qu’à pas être ici, m’arranger mieux avec ma vie. Toujours est-il que quel que soit mon choix, aller ou pas au goûter, il y en a un de prévu pour moi. Je n’irai pas, malgré tout, comme si je résistais.
Et puis je suis trop bien dans mon couloir, à n’avoir peur de rien, je savoure, je savoure, et l’absence de peur prend tout le volume du couloir, avec toute sa hauteur de plafond, c’est quelque chose. Je dévore des yeux tout cet espace qui me laisse tranquille, qui ne m’inquiète pas : un instant extatique. Je sais que ça ne durera pas, ça ne dure jamais, alors j’en profite, autant que possible. Je ne me rends même pas compte de ma solitude. Pourtant elle devrait m’être évidente, mais non, je suis seul et rien ni personne ne me manque. Mon âme est trop occupée à être en paix pour en demander plus, ce doit être quelque chose comme ça. C’est à ce moment de mon errance d’idée en idée qu’arrive Éric.
Éric est un jeune homme d’à peu près mon âge, la vingtaine. Il arrive par l’escalier qui vient du parc. Nous échangeons quelques banalités, juste assez pour comprendre qu’on peut se marrer ensemble. Et se marrer, on ne va pas s’en priver. De l’espace fini de ce couloir plein d’une épaisseur existentielle touffue, nous faisons un terrain de jeu, ni plus, ni moins. Amorces de sketches improvisés, absurdité à tous les étages, nous nous mettons à rire aux éclats, nous découvrons le bonheur d’une complicité aussi intense que fugace, et il m’offre, heureux, sa casquette, et je lui offre, heureux, ma montre et nous faisons les imbéciles, joyeux, pendant quelques dizaines de minutes. Acteurs et spectateurs d’un théâtre burlesque et déstructuré, nous jouons de notre infortune commune : on accommode les restes. Et puis, insensiblement, tranquillement, le calme revient. Le sien, le mien, le calme.
Éric retourne au parc ou dans sa chambre et je reste dans le couloir, pensif, profondément heureux. Le couloir a gagné une étoile. Je contemple le firmament. Il est bientôt l’heure de passer à table.
Édit 1: sur conseil de JLK, j’ai enlevé “au sol” dans “lino vert marbré au sol”
Merci Thierry.
Thierry Lazert aime ce message
MarquiseMar 31 Oct - 10:01