Le cerveau à l’envers ? Non, pas de cerveau. Une maladie mentale ? Non, pas de maladie, ni mentale, ni rien. Un sale coup du sort ? Niet, ni sort, ni coup. Tu sais très bien. Plus rien n’existe, rien d’autre que toi. C’est con, hein ? Eh ouaip, t’as joué avec les allumettes et tout a cramé. Reste toi. Seul au monde. Devant ta conscience. Cette même conscience qui, par un tour de passe-passe heureux ou malheureux, fait exister le monde pour toi, soit sans douleur (je ne me rends pas compte que j’hallucine l’existence), soit avec douleur (je me rends compte que j’hallucine l’existence : je suis seul et le mal-à-l’âme est indicible, une saloperie de froid sans nom où se trouvait, avant, le plexus solaire, une béance insupportable là où je me sentais, avant, sans le savoir, relié aux autres).
En un éclair, le temps de comprendre que mon père qui passe juste devant moi au moment de partir en vacances n’existe que par mon regard (je suis son Créateur, son Père), des tonnes d’eau de Javel pure et archipure m’ont définitivement déboulonné toutes les synapses, ne laissant que les neurones, bras ballants, inactifs, tout juste capables de singer un semblant de langage dans le meilleur des cas, le plus souvent bien incapables de me montrer du monde autre chose que de l’absolument inerte sans aucun sens. Aucun sens.
Je me revois penché sur un bouquin, à la lumière de mon bureau, le regard posé sur la page de droite, tendu, très, à cause des caractères. Ils me jettent à la gueule leur insensé, ou leur non-sens, comme on voudra, et pas moyen d’y échapper, je sais trop bien que ces putains de caractères ne veulent vraiment rien dire. Le seul sens qu’ils ont, c’est ma conscience qui le leur donne, si elle le veut bien. Et là, elle veut pas. La douleur est intense. Non seulement ces caractères ne veulent rien dire, mais ils n’existent qu’en apparence, et je le sais, je le sens, j’en ai la preuve dans cette peur qui me paralyse le fondement. C’est insupportable, cette force qui m’oblige à regarder la page, à continuer de faire comme si je pouvais lire – haha, la bonne blague ! – ces lignes faites de signes aux signifiants et signifiés inexistants. Le mode d’emploi ? Circulez, ya rien à voir, trop tard, Monsieur Lazert, vous avez passé le Rubicon, ou le Styx, oui, si vous voulez*… ma tête est parasitée par cette voix intérieure que je ne reconnais pas, ce n’est pas la mienne, je peux même pas lui dire d’aller se faire foutre, elle me domine d’une manière absolument absolue.
J’en parle au présent parce qu’en y repensant, je le revis, plus ou moins, et les choses me reviennent assez intactes, mais cela se passait il y a presque quarante ans. La peur dont je parle ne m’a pas lâché pendant un an, non-stop. Certitude indestructible que rien ni personne n’existe : le monde entier est pure illusion, et si t’es pas content, tu vas te plaindre à Dieu. Ah, c’est moi ? Ah, ben merde, pas de bol, hein ? C’est ça, fous-toi de ma gueule.
Je pourrais déblatérer pendant des heures sur le début de ce que j’appelle aujourd’hui ma psychose, il y a presque quarante ans. Au lieu de, je vais vous faire un aveu. Non, deux aveux. Premier aveu : tout bien réfléchi, je ne suis pas si sûr de savoir quelles étaient ni où étaient les allumettes avec lesquelles j’ai joué. Culpabilisation, auto-accusation. Deuxième aveu : aujourd’hui, j’ai le plus souvent l’impression que le monde existe, normalement, sans plus me poser de questions que ça. De loin, je me fais penser à Oui-Oui. Troisième aveu : de près aussi.
*ailleurs, j’évoque la bouffée délirante inaugurale qui a eu lieu quelques semaines avant l’éclair (mon père etc.) et au cours de laquelle j’ai cru avoir trouvé la mort.
Thierry Lazert aime ce message
JihelkaSam 23 Déc - 14:42