La disparition de Lucien de Padebolt

Tout avait pourtant bien commencé. Réveillé avant l'aube, le comte de Padebolt marcha longuement sur la plage. Il adorait respirer l'air de la mer, écouter le bruit des vagues qui éclaboussaient le sable, un duo de sensations qu'il n'était possible de ressentir que de bon matin, quand le bord de mer est encore désert. Si le vent soufflait à l'Ouest, Lucien de Padebolt soufflait aussitôt à l'Est pour compenser. Inutile de lui dire merci, il ne fait que son boulot de lâcheur de lest. Déformation professionnelle qu'il tenait du temps où il pilotait un ballon.


Lucien n'aimait pas les gens. Croiser ses congénères le hérissait à un point tel qu’il changeait de trottoir dès qu’il en apercevait un. Lorsque, pris au dépourvu, il devait tout de même se confronter à l’un d’entre eux, il lui montrait son mépris d’un magnifique pied de nez.


A qui devait-il cet œil au beurre noir ? Lucien ne parlera qu'en présence de son abricot.


Alors qu'il circule tranquillement dans la rue, Lucien vit venir droit vers lui un pauvre gringalet à la barbe hirsute et au visage grimaçant, vêtu d'un imperméable miteux, tenant dans sa main avec détermination un objet pointu. Afin d'éviter les ennuis, Lucien s’écarta légèrement sur sa gauche mais l’autre fit de même sur sa droite. Il se glissa alors subrepticement sur le bord du trottoir, à l’instar de l’individu. Malgré ses efforts, la confrontation devenait inévitable. Désormais, les deux antagonistes se faisaient face, Lucien fixant son adversaire d’un regard aussi mauvais que celui qui le regardait.


Lucien de Padebolt s'aperçut alors qu'il stagnait devant le miroir de la pharmacie, contemplant son propre reflet. Soulagé et un peu honteux de sa confusion, il rentra dans l'officine, brandissant bien haut l'objet pointu qu'il tenait en main.


Des cris de terreur fusèrent. Lucien se vit prestement offrir le contenu de la caisse dans un petit sac en toile. Il en fût fort étonné. Peut-être était-ce la surprise réservée au millionième visiteur, tout comme le concert de musique qui se mit en place quelques minutes plus tard tout autour de la pharmacie. Le thème ne brillait cependant pas par son originalité. Lucien se souvenait de l'avoir déjà entendu dans diverses séries policières.


Bien qu'il exprima sans équivoque son souhait de le conserver, le petit sac en toile ainsi que son contenu lui furent subtilisés par un individu fort déterminé. Ce dernier était venu avec un groupe d’amis, Lucien remarqua qu’ils portaient tous le même costume et une jolie casquette. Il fut ensuite embarqué contre sa volonté dans une camionnette peu confortable, puis invité à descendre et à rentrer dans un hôtel sans étoiles à l’intérieur duquel le maître d'hôtel lui déclara :


- Où sont tes complices ? On va te tirer les vers du nez !


Lucien en était pourtant dépourvu, lui qui prenait un soin si particulier de sa santé. Son nez ne laissait jamais dépasser le moindre petit poil, alors des vers vous pensez ! Un peu offusqué par cette situation incongrue, il garda un mutisme parfait jusqu'à l'arrivée de son abricot.


Son abricot habituel lui fit malencontreusement faux bond pour d'obscures histoires d'honoraires non réglés.



Il se dit que les bons comptes font les bons amis mais en cette saison, les abricots étaient hors de prix, même pour les comtes. La situation internationale n'arrangeait pas les choses, sans compter les finances déclinantes de Lucien de Padebolt, ayant malencontreusement dilapidé ses primes off-shore trimestrielles pour louer les services d'une Escort-girl aux cheveux roses et aux yeux mutins le temps d'un week-end, prétextant une réunion patriarcale avec ses pairs.


Lucien hérita donc d'un jeune abricot commis d'office, qui lui rappela ce qui était une évidence pour le commun des mortels :


- On n'entre pas dans une pharmacie un couteau à la main !


Lucien de Padebolt avait pourtant une explication toute simple. Dans le dénuement momentané où il se trouvait, il avait dû congédier la bonne et éplucher ses patates lui-même. Mais voilà que, affecté par les derniers évènements, il demeurait sujet à des maux de tête fréquents. Par vengeance, la bonne omit de racheter du paracétamol, laissant cette lourde tâche à Lucien. Sous l'effet de la douleur, il ne possédait plus toute sa tête, gardant en main son épluche-patates pour se rendre en ville.


-Vous voulez dire qu'il s'agissait d'un économe, mais voilà qui change tout !


Bien qu’il n’était pas mûr, son abricot valait bien un avocat. L'arme du crime n'en était de fait pas une. Un économe ne figurant pas dans la liste des armes litigieuses, le maître d’hôtel dut faire profil bas et s’excuser platement auprès du comte de Padebolt. De surcroît, il s’avéra que dans la précipitation, tout le monde avait oublié de lui lire ses droits lors de son arrestation musclée. Frappée d’illégalité, la procédure fut annulée sans autre forme de procès.


Pour se faire pardonner, le maître d’hôtel offrit à Lucien un kilo d’oranges, lui rendit son précieux ustensile et le raccompagna jusqu’à la demeure où le comte vivait avec sa femme et ses enfants. Son épouse l'accueilli plutôt fraîchement : 


-Où étais-tu donc passé encore ? Et les œufs, ne me dis pas que tu as oublié les œufs ?!


-J'ai apporté des oranges ! Se défendit Lucien de Padebolt en brandissant le sac offert généreusement offert par le maître d’hôtel (que ses amis appelaient respectueusement « Monsieur le commissaire »).


-Ce n'était pas sa faute ! Renchérit ce dernier. Le comte de Padebolt venait de se faire un nouvel ami.


-Ça se voit que vous ne le connaissez pas ! Répliqua sa femme, une jolie rousse à fort caractère. :queen:


La disparition du comte dura à peine douze heures. Ce soir encore, il serait de corvée de patates.


Vers minuit, il s'endormit paisiblement en écoutant le mouvement des vagues, au loin. Mais il fût brusquement réveillé par un petit chat qui miaulait pour qu'on lui ouvre cette putain de porte.


-Lucien, c'est ton tour !