Je m’en souviens très bien. C’est même, de toute ma vie, le seul souvenir que j’aie. Je suppose que la douleur y est pour quelque chose.
Ce jour-là, j’ai pris dans la figure un paysage en deux dimensions, dénué de sa troisième dimension, la profondeur, et dénué de toutes les forces intérieures qu’on devine et qu’on sent au sein des éléments : leur vie. J’ai pris dans la figure un paysage mort.
Ce grand pont suspendu, le Pont de Normandie, je savais qu’il était loin, très loin, et pourtant non, je le voyais devant mes yeux, sans sentir la moindre distance. Ni proche, ni lointain, le pont faisait le mort comme tous les autres éléments de ce paysage. Le pont n’était ni plus loin, ni plus proche que les bâtiments de Honfleur qui étaient à ma gauche, ou que la Seine qui était à ma droite : tout se présentait à moi méchamment à plat, vertical, devant mes yeux, sans distance.
Je me suis attardé sur les haubans du pont, et j’ai eu mal de ne pas sentir les forces qui auraient dû les traverser. Des milliers de tonnes de tension dans ces câbles ? Illusion. J’ai perçu l’absence de ces forces comme la mort d’un cœur, d’une âme, qui ne faisaient plus leur job de pourvoyeurs de vie. J’ai essayé de penser à « plus loin », même si ça n’existait pas, et précisément, je n’ai pas réussi à penser à la mer. Je ne pouvais la saisir ni en imagination, ni en réalité. Et pourtant elle était là, je le savais, derrière Honfleur, derrière le Pont de Normandie, après la Seine. Mais j’étais dans une douloureuse incapacité à l’appréhender : elle me glissait entre les neurones, comme tout ce qui était censé exister et se révélait tristement illusion, fruit d’un esprit malade à jamais.
Depuis le paysage vertical au pont suspendu mort et à la mer impossible à attraper, j’ai vu se dresser devant moi quelques milliers d’arbres, autant de jours à vivre d’une manière ou d’une autre, comme j’aurais négocié chaque matin un arbre qui brusquement se serait levé devant moi. J’y ai grimpé et en suis redescendu, ou je l’ai contourné, selon mes forces ou mon envie, mon humeur.
Une fois le jour vécu, je suis passé au suivant, jusqu’à aujourd’hui. Et si d’aventure je me retourne pour tenter de me rappeler, je ne vois qu’une forêt fossilisée, les haubans sans vie d’un pont suspendu et, au-delà, une mer qui m’échappe encore.
Thierry Lazert aime ce message
Ninn' ASam 24 Fév - 23:07