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L'orchidée bleue

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31072022
L'orchidée bleue

L'orchidée bleue

En l'an 2050, un nouvel ordre mondial s'établit, et il est pire que les prévisions les plus sombres, pire, parce qu'il est réel et que la réalité est une dimension à laquelle on n'échappe qu'en glissant dans la folie. 
Les catastrophes naturelles ravagent les contrées que le conflit nucléaire de décembre 2024 a épargnées. L'Europe rayée de la carte, ses derniers habitants ont fui vers des régions plus vivables, surtout en Afrique subsaharienne et en Amérique du Sud. Arrivés en longues files de réfugiés de guerre ou du climat, ils ont profité de la mansuétude et de l'hospitalité des peuples pour rétablir certaines pratiques que l'on avait crues d'un autre millénaire. Le commerce n'est plus triangulaire, il est linéaire, aller-retour, aller-retour sur l'Atlantique au bleu profond, vagues puissantes. Un même sang coule d'une génération à l'autre, comme une immense fontaine déversant ses eaux, toujours les mêmes, d'une vasque à l'autre, et les arrière-petits-enfants reprennent, qui les fouets, qui les fers, de leurs aïeux. Les greniers à blé du monde n'existent plus, les denrées se sont faites rares et chères, mais du moins la main-d'œuvre se trouve en abondance.
Ce petit commerce de grands criminels ne touche qu'une région du monde. Là où les cow-boys ont défilé un jour, les tornades arrachent de larges lambeaux de paysage, les prairies et les rares champs encore cultivés montent en fumées épaisses dans les incendies estivaux, tandis que les côtes s'effilochent sous la conjonction des tsunamis et de la hausse du niveau des océans. Les mégalopoles d'antan, vers où les vents ont poussé les champignons atomiques, ne sont plus que des cités fantôme où la nature a repris ses droits, que la végétation recouvre de vert grimpant, dont la stabilité abdique devant les racines. Le sanglier cherche du groin des glands sous le plancher pourri du living, la belette installe son nid dans le placard de la cuisine, le grizzli traîne la belette hors de son repaire jusque devant la piscine à l'eau noire et l'éviscère. 
Au-delà du Pacifique, la Chine profondément meurtrie par des bombardements éveillant des remembrances historiques, a puisé des forces dans son infrastructure et sa démographie, a imposé à ses pays voisins un ralliement sous le signe du mandarin et dans une mobilisation générale et violente des peuples a accompli l'exploit salvateur de bâtir en toute hâte la Grande Muraille d'Asie, celle qui sépare actuellement les ruines russes du reste des territoires moins radioactifs. 
Le monde arabe, dont une grande part des ressources pétrolières est partie en flammes pendant les bombardements, appauvri, a été réunifié sous un grand califat, dont les tribus éparses se sont retranchées dans les montagnes et perdues dans les déserts, retournant au nomadisme, retrouvant les bétyles de la route des épices qui relie une oasis à une citée creusée dans la montagne, un campement de toiles blanches autour d'un puits à un village niché dans un cirque, lisant dans les grains de sable la présence d'une source d'eau. 
Dans l'étendue ocre assombrie par le soir, un père rapporte sur ses épaules la petite Rocailla que sa cueillette de roses des sables éloigne toujours dangereusement des campements quand les hyènes ricanent déjà dans les parages. 
Rocailla avale un verre de lait de chamelle et une poignée de dattes, serre ses bras autour du cou de ses parents et leur chuchote les secrets qu'elle a surpris en guettant les scorpions, la brise et les étoiles. Elle s'endort sur sa couche. Le lendemain, lorsque les premiers rayons du soleil rasent le sommet des dunes, elle s'éveille sous la douceur des mots de sa grand-mère, et les parents, partis avec la caravane nocturne, cillent, éblouis. La longue file quitte rapidement l'Arabie heureuse pour traverser de mornes paysages interminables en direction du nord. Les paroles sont rares en journée, l'aridité et la poussière brune scellent les lèvres, absorbent la transpiration avant qu'elle ne perle, collent l'épiderme au muscle émacié. Parfois, une ambulance ou une patrouille de douanes en jeep les double. Seuls quelques corps de métier ont une licence pour conduire des véhicules à moteur.
Après six jours de voyage, l'escarpement de grès rouge stratifié longtemps longé est enfin abordé ; les hommes descellent ; les bêtes accélèrent et s'engouffrent dans la fraîcheur sombre du canyon du Siq aux oppressantes parois verticales qui se rejoignent presque pour cacher le bleu du ciel. Au bout d'une demi-heure de marche, Requem la chamarrée, capitale de la région, cité troglodyte imprenable par la terre, croisement de toutes les routes commerciales de la péninsule et au-delà, s'offre à eux dans la lumière de l'après-midi avec une débauche de couleurs qui laisse la raison coite. Sur les falaises en sable cémenté, les incrustations de quartz, que strient le soufre et les oxydes de fer et manganèse, réfléchissent la lumière en un camaïeu saturé qui va du rosé au violacé puis éclate en balafres vermeilles ondulantes comme sous le pinceau d'un artiste fou.
La caravane se disperse, chacun a un parent ou un ami qui l'attend. Pendant le souper, on parle des travaux hydrauliques entrepris pour rétablir et moderniser le système d'irrigation, des nouvelles habitations creusées dans les quartiers ouest, du cours de la myrrhe qui suit de près celui de l'or, des mesures de la radioactivité dans les sols et les cultures, de l'agrandissement du centre hospitalier... On vend des marchandises apportées, on achète de la viande séchée de chèvre noire et renouvèle les provisions d'eau. Le surlendemain, la caravane reformée s'ébranle à nouveau. Lorsqu'elle bifurque vers l'Égypte, avec ses chargements de perles, de téléphones par satellite, d'épices, d'encens, d'armes, etc, un couple se détache, prend vers les plaines eurasiennes, avale des comprimés d'iode à l'approche de la Grande Muraille d'Asie avant d'en contourner l'extrémité occidentale pour pénétrer dans la zone bannie.
Mohammed rappelle à Chakira qu'ils ne doivent plus rien consommer, ni solide, ni liquide, que ce qu'ils ont amené avec eux. Elle le sait, mais tous deux ressentent la nécessité de formuler encore une fois à voix haute les mesures de précaution basiques. La région du chernozem, épais, noir et fertile s'offre avec une opulence qui impressionne les yeux venus du sud Des buffles, tachant çà et là l'immense steppe vert-de-gris, alternent avec des onagres, des saïgas et des gazelles. Loups et renards se prélassent paresseusement entre les marmottes tandis que les rapaces guettent lièvres et gerboises. De temps à autre, ils font halte pour observer la flore, en récoltent des échantillons qu'ils étiquettent avec minutie, mais, insatisfaits, ils continuent leur avancée dans ces territoires plus dépeuplés d'humains que les déserts. Parfois, ils traversent des bois d'arbrisseaux aux troncs frêles, encore peu garnis, qui renaissent des cendres de générations passées. 
Leurs provisions s'épuisent, ils doivent renoncer à pousser plus avant. D'ailleurs, ce serait téméraire de continuer à sillonner ces terres contaminées. C'est un échec. Ils font une boucle pour le chemin du retour. L'eau ne suffira plus que pour trois jours. Ils pressent leurs chameaux, les bêtes dociles avancent prestement sur le sol élastique de ce climat tempéré. Ils arrivent dans une vaste dépression, paraissant un cratère de météorite ou de bombe atomique - qui sait - et abritant une forêt. Ils s'y engagent.
Les arbres en ces lieux paraissent vieux mais ne peuvent l'être, offrant l'aspect interloquant de bonsaïs sauvages d'une hauteur de trois ou quatre mètres, aux troncs boursouflés par des protubérances d'écorce, au feuillage nanifié. Pas un pépiement d'oiseau. Souvent gênés par la ramification tourmentée, les chameaux avancent prudemment sur le terrain spongieux couvert de mousses et lichens, où éclosent çà et là des petites plantes carnivores. Parfois, le pied s'enfonce jusqu'à la cheville dans un clapotis d'eau. Ils devraient faire des mesures de radioactivité. Ils devraient faire demi-tour. En fait, ils auraient dû contourner. Mais une humeur insouciante les traverse, ni Mohammed ni Chakira ne songe à s'inquiéter des lieux, du temps qui passe, de l'eau qui s'épuise, des insectes qui grouillent, du pourquoi de leur présence, du soleil qui décroît. Ils avancent comme s'ils avaient l'éternité devant eux. L'obscurité envahit la forêt et, ne rencontrant pas d'élévation sèche où camper, ils poursuivent la marche à la lueur de leurs torches électriques. Quand le soleil se lève à nouveau, Chakira, toute à ses pensées, fredonne une chanson.
"Je t'offrirai la brise, une étoile et des roses, 
De sable elles seront, ma gazelle du ciel,
Pour que sur un ton doux, de mots tu les arroses.
Je mettrai sur ta tête, ô princesse de miel,
La couronne sucrée des palmiers virtuoses
Chantant pour éloigner la sorcière et son fiel."
Elle cueille une orchidée bleue et inspire profondément son parfum. D'une voix rêveuse, elle dit :
-Mohammed ! Voilà ce qu'on cherchait... Il y a une âme entre ces pétales...
- Et... les gants de protection ? Et les mesures de sécurité ? dit-il de même.
Il regarde autour d'eux, le sol est couvert de ces fleurs qui s'ouvrent avec le jour. Il se met à rire comme un enfant. Pourquoi s'inquiéter ? Ils les récoltent, emplissent leurs caisses isothermes, cueillent encore, virevoltent, par ci, par là, papillonnent jusqu'à ce que Chakira, prise de malaise, tombe sur le tapis bleu.
Mohammed s'affole. Il lui verse de l'eau sur le visage, de cette eau qu'ils devraient rationner, mais elle ne s'anime pas, pas plus quand il lui glisse une datte entre les lèvres. Son cœur s'emballe et il respire profondément pour se calmer. Alors il est à nouveau envahi de pensées nonchalantes. Il installe Chakira en travers de sa selle, défait son turban qu'il noue habilement pour la maintenir sans lui faire mal, et poursuit leur flânerie en tenant les bêtes par la longe. 
Après quelques heures, un éblouissement le saisit, il s'abat devant le chameau de tête qui ne peut l'éviter tout à fait et lui écrase le bras. Seul le triceps est pincé, mais la douleur fulgurante le ramène à ses sens. Il sort de leurs bagages les masques à gaz qu'ils prennent toujours avec eux dans leurs périples. Les effluves des fleurs filtrés, il retrouve sa lucidité habituelle. Il fait le point : à jeun depuis 36 heures, femme inconsciente, réserve d'eau épuisée, épuisés aussi les chameaux qui renâclent, Grande Muraille d'Asie à trois jours de voyage.
Il fixe l'autre masque sur Chakira, parant au plus pressé s'oriente et les guide enfin vers le sud. Peu après ils émergent de cette étrange dépression et Chakira ouvre les yeux. Ils font halte, préparent une collation et s'endorment jusqu'au soir d'un sommeil lourd. Il leur reste deux jours de voyage et un fond de gourde d'eau. Ils reprennent la route en talonnant les bêtes. 
L'habitant du désert sait que son destin n'est pas entre ses mains et dépend d'une Volonté plus haute, mais il sait aussi qu'il lui incombe de dompter les besoins de son corps, de résister à la faiblesse. Tenir en selle heure après heure, juste une de plus, et encore une, et encore une. Ne pas s'arrêter à ce petit ruisseau chantant, ne pas plonger le visage dans cette mare limpide où les chameaux boivent avidement, ne pas donner du mou aux rênes, rester éveillé pour ne plus s'égarer. Lorsque la soif rend leurs bouches pâteuses, puis leur tête douloureuse, puis leurs yeux secs, Chakira sort une orchidée et une sensation de bien-être la submerge. Quelques essais leurs confirment les effets psychotropes de la plante : à petite dose elle agit comme relaxant et augmente leur résistance à la fatigue et la douleur, la soif devient presque une agréable sensation, et l'expérience de la dépression boisée les garde d'en abuser.
Au loin, enfin, la ligne de la Grande Muraille qui grossit, qu'ils atteignent, dépassent, puis le premier village approvisionné en eau certifiée. Chaque minute compte pour les orchidées dans les caisses isothermes. Un appel passé au cousin du beau-frère d'un bon ami, le calife accorde une autorisation exceptionnelle et le retour se fait promptement : les chameaux restent en arrière, un jet décolle, arrivée dans leur laboratoire de parfumeurs, ils mettent les masques à gaz, distillent, embouteillent, y apposent le sceau du secret. Sans doute, de la myrrhe et de la rose entrèrent, parmi d'autres, dans la composition des petits flacons qui laissaient loin derrière le cours de l'or. 
Le calife les reçut avec une curiosité non dissimulée et leur passa commande ; dans les décennies qui suivirent, il fit de nombreux déplacements diplomatiques, et l'on pu assister à d'étranges bouleversements qui avaient tous une fragrance enivrante. Les Chinois prirent quelques engagements écrits pour laisser le peuple quitter les usines mortifères et retourner aux rizières de leurs ancêtres. En Amérique du Sud, les armées furent déployées pour libérer les esclaves. En Afrique, les chefs des peuplades, divisés par des siècles d'une cohabitation guerrière, signèrent des traités de paix. Mais c'est une autre histoire, un peu longue, n'intéressant pas encore la petite princesse du désert qui cachait des scorpions dans ses poches en fredonnant avec la brise.

Norsk et BlackmambaDelabas aiment ce message

Commentaires

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Très bien cette science fiction ! un style aéré, des personnages tout en  couleur ; merci pour le voyage...

Fantine et BlackmambaDelabas aiment ce message

Fantine
Merci d'avoir voyagé avec moi.
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Sauvée grâce aux fleurs (et donc à la beauté et à la fragilité), bel optimisme ! Pardon d'avoir mis tant de temps à lire, j'ai du mal avec les textes longs en ligne...

Fantine aime ce message



Dernière édition par Norsk le Jeu 6 Oct - 21:58, édité 1 fois
Fantine
Mercie d'être passée, rien ne presse. Peut-être « Flower Power » aurait-il été un meilleur titre...  flower
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