Vendredi, en revenant de mon cours particulier, je me suis assis en pensant aux quatre stations que j’avais à faire et j’ai regardé involontairement les genoux de la dame assise en face de moi. Puis mes yeux sont montés vers son visage. La peur n’a fait qu’un tour dans mon sang subjugué. Virginia Woolf. Elle était aussi belle que ça. Elle prenait le métro. Assise en face de moi. J’ai vite réalisé que je la fixais comme ça ne se fait pas alors j’ai tourné la tête vers la vitre. Ce fut pire encore. J’y voyais son reflet qui, maintenant, me regardait.
Cela ne pouvait pas se produire. Cela ne devait pas se produire.
Me lever et changer de place n’aurait rien changé. Virginia Woolf était là et elle me regardait. De l’autre côté, sur les banquettes de gauche de la rame, deux adolescents discutaient. L’un dit : « Hier soir, je voulais voir Qui a peur de Virginia Woolf ? mais j’étais trop défonce, je me suis couché à neuf heures ».
Ok, la vie était en train de se foutre de ma gueule, fallait pas chercher plus loin. Virginia Woolf ouvrit son sac à main qu’elle portait à son côté et en sortit un petit livre que je reconnus tout de suite. C’était un recueil de textes courts que j’ai publié à compte d’auteur il y a trois ans. Elle l’ouvrit à une page cornée et, au lieu de lire, fixa mes genoux. Puis elle s’adressa à moi : « I like the text about death and the evident joke it can only be. Peculiar. And so real ». Pour les non-anglicistes, je traduis : « J’aime bien le texte sur la mort qui ne peut qu’être une plaisanterie. Particulier. Et très vrai ».
Elle ajouta : « I write, too ».
« J’écris, moi aussi ».
Je ne vais pas continuer d’écrire ce qu’elle me dit en anglais pour le traduire en français, mais je veux préciser que dans son « I write, too », hormis le décalage inattendu du propos dans le contexte, il y eut une sonorité d’une beauté à la fois farouche et admirablement domptée qui ne laissa aucun doute possible : j’étais en présence de Virginia Woolf, et de personne d’autre. Évidemment, je ne pus lui demander ce qu’elle faisait là, dans le métro lyonnais, quatre-vingts ans après sa mort. C’était si accessoire.
Elle est de ces femmes qui ne savent pas grand-chose de leur beauté et doutent le plus souvent de la nature des regards portés sur elles. Revoyant mon livre dans ses mains, j’entendis le sou tomber dans la tirelire. Elle lit le français. J’osai, finalement, lui demander :
– Êtes-vous de passage à Lyon ou y séjournez-vous ?
– Je ne fais que passer. J’avais un ami à voir sur mon chemin mais nous avions rendez-vous mercredi et il ne se manifeste toujours pas, je ne sais que faire.
– À votre place, je lui laisserais un message et continuerais mon chemin.
– Oui, c’est un peu ce que j’avais l’intention de faire.
– Après tout, votre ami…
– Gaudeaux.
– Il peut attendre tout autant que vous. Et si ce n’est pas indiscret, vous cheminez vers… ?
– Sète. On peut y voir, parait-il, un charmant port de pêche et un port de plaisance authentique en se promenant jusqu’au phare. Connaissez-vous ?
– J’y suis accidentellement né et y ai vu mourir quelques proches. Je me suis habitué à l’idée qu’il est facile d’y mourir, alors –
À cet instant je me rendis compte que je venais de rater ma station, mais ça n’avait plus d’importance.
– Alors… ?
– Alors je voudrais que mes cendres soient dispersées depuis un petit bateau au large de Sète en direction de l’Algérie.
– L’Algérie ?
– Oui. J’ai vu rester là-bas toute mon enfance et Alger est aujourd’hui trop loin pour un homme en chair et en os, trop vieille chair et trop vieux os.
– Vous avez dû y être heureux ?
– Oui, très. Mais parlez-moi de vous, Madame Woolf.
– Vous parler de moi… Une fois passé le désagrément de la noyade, j’ai pu observer de plus près ce que l’on nomme, le plus souvent par abus de langage, vie. Et parmi les mille choses que l’on peut en faire, écrire est la pire de toutes. Mais je ne savais et ne sais rien faire d’autre. Et même si vos textes sont d’un intérêt certain, je me permets de vous encourager à vous tourner vers la musique. L’absolu.
Le métro s’était arrêté, nous avions atteint le terminus.
– Je crois qu’il nous faut descendre ici, me dit-elle avec une incertitude dans la voix et dans les yeux.
– Oui, je crois aussi.
Nous sommes descendus là et avons emprunté les escalators vers la surface de la ville.
– Je dois vous laisser et retrouver la chambre que j’ai louée pour ces quelques jours.
– Très bien, Virginia, très bien. Adieu, donc, et bon voyage à Sète !
– Adieu, Thierry, et à vous aussi, bon voyage !
Elle disparut sans se retourner et, me retournant moi-même vers ce qui me semblait être ma direction, j’eus la surprise de ne rien reconnaitre des lieux. La chaussée était curieusement fatiguée, les immeubles me paraissaient dater de près d’un siècle, les enseignes sentaient les années 40 et les trottoirs grouillaient d’hommes et de femmes fagotés à la manière de la deuxième guerre. Quelque chose devant mes yeux scintillait, quelques millions d’étoiles minuscules et vivantes, accrochées à du rien, et j’entendis en moi résonner les derniers mots de Virginia Woolf :
« Bon voyage ! »
Ninn' AJeu 19 Jan - 5:54