Le Bastringue Littéraire
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Virginia

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18012023
Virginia

Vendredi, en revenant de mon cours particulier, je me suis assis en pensant aux quatre stations que j’avais à faire et j’ai regardé involontairement les genoux de la dame assise en face de moi. Puis mes yeux sont montés vers son visage. La peur n’a fait qu’un tour dans mon sang subjugué. Virginia Woolf. Elle était aussi belle que ça. Elle prenait le métro. Assise en face de moi. J’ai vite réalisé que je la fixais comme ça ne se fait pas alors j’ai tourné la tête vers la vitre. Ce fut pire encore. J’y voyais son reflet qui, maintenant, me regardait.
 
Cela ne pouvait pas se produire. Cela ne devait pas se produire.
 
Me lever et changer de place n’aurait rien changé. Virginia Woolf était là et elle me regardait. De l’autre côté, sur les banquettes de gauche de la rame, deux adolescents discutaient. L’un dit : « Hier soir, je voulais voir Qui a peur de Virginia Woolf ? mais j’étais trop défonce, je me suis couché à neuf heures ».
 
Ok, la vie était en train de se foutre de ma gueule, fallait pas chercher plus loin. Virginia Woolf ouvrit son sac à main qu’elle portait à son côté et en sortit un petit livre que je reconnus tout de suite. C’était un recueil de textes courts que j’ai publié à compte d’auteur il y a trois ans. Elle l’ouvrit à une page cornée et, au lieu de lire, fixa mes genoux. Puis elle s’adressa à moi : « I like the text about death and the evident joke it can only be. Peculiar. And so real ». Pour les non-anglicistes, je traduis : « J’aime bien le texte sur la mort qui ne peut qu’être une plaisanterie. Particulier. Et très vrai ».
 
Elle ajouta : « I write, too ».
 
« J’écris, moi aussi ».
 
Je ne vais pas continuer d’écrire ce qu’elle me dit en anglais pour le traduire en français, mais je veux préciser que dans son « I write, too », hormis le décalage inattendu du propos dans le contexte, il y eut une sonorité d’une beauté à la fois farouche et admirablement domptée qui ne laissa aucun doute possible : j’étais en présence de Virginia Woolf, et de personne d’autre. Évidemment, je ne pus lui demander ce qu’elle faisait là, dans le métro lyonnais, quatre-vingts ans après sa mort. C’était si accessoire.
 
Elle est de ces femmes qui ne savent pas grand-chose de leur beauté et doutent le plus souvent de la nature des regards portés sur elles. Revoyant mon livre dans ses mains, j’entendis le sou tomber dans la tirelire. Elle lit le français. J’osai, finalement, lui demander :

–      Êtes-vous de passage à Lyon ou y séjournez-vous ?
–      Je ne fais que passer. J’avais un ami à voir sur mon chemin mais nous avions rendez-vous mercredi et il ne se manifeste toujours pas, je ne sais que faire.
–      À votre place, je lui laisserais un message et continuerais mon chemin.
        Oui, c’est un peu ce que j’avais l’intention de faire.
        Après tout, votre ami…
        Gaudeaux.
        Il peut attendre tout autant que vous. Et si ce n’est pas indiscret, vous cheminez vers… ?
        Sète. On peut y voir, parait-il, un charmant port de pêche et un port de plaisance authentique en se promenant jusqu’au phare. Connaissez-vous ?
        J’y suis accidentellement né et y ai vu mourir quelques proches. Je me suis habitué à l’idée qu’il est facile d’y mourir, alors –
 
À cet instant je me rendis compte que je venais de rater ma station, mais ça n’avait plus d’importance.
 
        Alors… ?
        Alors je voudrais que mes cendres soient dispersées depuis un petit bateau au large de Sète en direction de l’Algérie.
        L’Algérie ?
        Oui. J’ai vu rester là-bas toute mon enfance et Alger est aujourd’hui trop loin pour un homme en chair et en os, trop vieille chair et trop vieux os.
        Vous avez dû y être heureux ?
        Oui, très. Mais parlez-moi de vous, Madame Woolf.
        Vous parler de moi… Une fois passé le désagrément de la noyade, j’ai pu observer de plus près ce que l’on nomme, le plus souvent par abus de langage, vie. Et parmi les mille choses que l’on peut en faire, écrire est la pire de toutes. Mais je ne savais et ne sais rien faire d’autre. Et même si vos textes sont d’un intérêt certain, je me permets de vous encourager à vous tourner vers la musique. L’absolu.
 
Le métro s’était arrêté, nous avions atteint le terminus.
 
        Je crois qu’il nous faut descendre ici, me dit-elle avec une incertitude dans la voix et dans les yeux.
        Oui, je crois aussi.
 
Nous sommes descendus là et avons emprunté les escalators vers la surface de la ville.
 
        Je dois vous laisser et retrouver la chambre que j’ai louée pour ces quelques jours.
        Très bien, Virginia, très bien. Adieu, donc, et bon voyage à Sète !
        Adieu, Thierry, et à vous aussi, bon voyage !
 
Elle disparut sans se retourner et, me retournant moi-même vers ce qui me semblait être ma direction, j’eus la surprise de ne rien reconnaitre des lieux. La chaussée était curieusement fatiguée, les immeubles me paraissaient dater de près d’un siècle, les enseignes sentaient les années 40 et les trottoirs grouillaient d’hommes et de femmes fagotés à la manière de la deuxième guerre. Quelque chose devant mes yeux scintillait, quelques millions d’étoiles minuscules et vivantes, accrochées à du rien, et j’entendis en moi résonner les derniers mots de Virginia Woolf :
 
« Bon voyage ! »


Dernière édition par Thierry Lazert le Mar 12 Mar - 5:33, édité 3 fois

Salima Salam, Blackmamba Delabas, Ninn' A, Elvira et Bella de Vnirfou aiment ce message

Commentaires

Ninn' A
Jo-li texte ! Beaucoup aimé. Pas pu m'empêcher de rire avec le coup de Virginia qui attendait Gaudeaux.
avatar
J'aime beaucoup ! L'histoire, l'humour, les références ici et là. Ce texte donne envie de savoir la suite du voyage...
Salima Salam
Pas un mot, pas une espace à reprendre. C'est vraiment très. Et n'abandonnez pas l'écriture pour la musique.
Bella de Vnirfou
J'aime! C'est léger et amusant comme une rêverie, le front à la fenêtre, lors d'un trajet en bus.
C'est plein de tendresse aussi, et bien écrit, de surcroît.
Quel dommage que tu n'aies pas pensé à demander à Virginia Woolf un autographe posthume!
Thierry Lazert
Vu la notoriété de la dame, un autographe pose-thunes, tu veux dire !

Bella de Vnirfou aime ce message

Thierry Lazert
Je profite de ce petit texte qui a suscité quelques réactions enthousiastes pour dire d’une part merci pour vos échos et pour vous dire d’autre part que je me rends compte qu’il m’arrive de ne pas répondre à des commentaires agréables, comme si c’était normal que mes mots « plaisent ». Quoi de pire qu’être habitué à une certaine petite reconnaissance et ne pas y réagir, être blasé ?

Voilà, j’ai bien parlé de moi,
à vous de parler… de moi, ça va de soi !

Une prochaine fois, je me flagellerai pour expier tous les commentaires que je ne fais pas, par paresse, par inculture, par manque de temps, et d’autres choses inavouables, bien entendu
DédéModé
Vous venez de mettre le doigt sur LE problème, Thierry ; quoi de plus normal, au contraire, qu'"être blasé" du "like" : le short en est mort étouffé. 
Moi je n'en veux pas pour moi, du "like" ; si j'ai envie d'une gâterie, je m'en charge moi-même ; c'est pas pour collectionner les bisous virtuels que je viens ici ; j'y trouve aucune espèce d'intérêt, et ce site n'a pas vocation à devenir un short de secours.
Si vous voulez qu'il vive, ce site, qu'il ne tombe pas en état de mort cérébrale, comme tous les autres sauf un, à ma connaissance, si vous voulez qu'il devienne ce pour quoi il a été voulu et conçu par sa créatrice, il faudra bien que vous, et ses autres membres, dont ceux de l'Administration, vous y mettiez : il faudra bien qu'on s'y mette, au commentaire ! 
Mais je reviendrai parler de lui...

Thierry Lazert et Bella de Vnirfou aiment ce message

Thierry Lazert
Le problème est peut-être inhérent à Internet et à l'usage que beaucoup d'entre nous en faisons : nous y passons, j'ai l'impression (mais évidemment, je ne peux être sûr que de ce qui me concerne) plus de temps à passer d'une chose à une autre qu'à consacrer du temps à une seule chose qui le mérite, comme un texte du Bastringue (ou autre) et le commentaire que nous pourrions en faire. J'enfonce des portes ouvertes, certainement, et je ne parle peut-être qu'à mon miroir,... mais c'est mon droit ! :))

Bella de Vnirfou aime ce message

Bella de Vnirfou
A défaut d'ajouter quelque chose d'intelligent, je like! On a tous mille occupations et il n'est pas facile de prendre le temps de poser sa réflexion. Paresse, bien sûr, quelque part. On se contente d'un clic pour dire qu'on a aimé...

D'un autre côté aussi, n'oublions pas que la réflexion et le temps passé existent bel et bien: dans les textes postés en tant qu'auteurs (et non plus lecteurs). Et on peut imaginer d'excellents auteurs se révélant de piètres analystes/commentateurs des textes des autres, non?
Salima Salam
Thierry,
Vous donnez une justification pour le fast-food lecture-consommation. Hmmm, vous êtes sérieux ? En plus, ça ne vaut même pas vraiment pour vous, parce que je n'ai pas l'impression que vous fast-consommiez ce que vous lisez. Vous, je croirais volontiers que vous n'analysez pas ce que vous lisez, mais que vous le laissez agir sur et en vous en quelque sorte. 

Bella,
Tu te caches derrière le "on", et je suis assez sûre que tu n'as pas le profil de ces "on" toi non plus, je ne crois même pas que tu likes par paresse, mais par mimétisme, à force d'avoir des likes tu as cru que c'est normal. Dans ton cas je dois dire que le ratio like/commentaire sur short est hors norme, tes lecteurs se contentent de passer silencieusement. 
De toutes façons, qui sait formuler prose et poésie comme toi est capable de commenter de façon très honorable.

Peut-être il faudrait ouvrir un autre sujet pour discuter de ce qu'est le commentaire, je connais ici une autre personne qui veut se persuader elle-même qu'elle n'est pas capable de commenter parce qu'elle n'aurait pas le bagage, soi-disant, et cette conviction est assurément très fausse et destructrice.

Thierry Lazert et Bella de Vnirfou aiment ce message

Thierry Lazert
Salima,

Je n'ai pas l'impression de justifier la fast-food lecture-consommation (bien vue, l'expression) mais seulement de la constater, la déplorer, et la déplorer d'autant plus que je me vois moi-même trop nettement macérer dans ce travers. Des jours comme aujourd'hui, j'ai envie de réagir et de me donner un coup de pied au cul. En écrivant cela, je pense à un écrivain qui était interviewé sur France Inter il y a quelques semaines (qu'il me pardonne, j'ai oublié son nom).

Ce n'est pas directement lié à la question des "likes" vite-fait-bien-fait qui est, au départ, l'objet de ce commentaire, et ce n'est peut-être pas le meilleur endroit du Bastringue pour en parler, mais si vous trouvez meilleur endroit, vous déplacerez, Salima.

Ce que disait cet écrivain, en substance, c'est : il y a aujourd'hui, à l'heure où nous tous, absolument nous tous, savons que l'humanité est en train d'aller droit dans le mur, deux types de littérature : la littérature-divertissement et la littérature-conscience-de-ce-qu'il-se-passe (pour cette deuxième littérature, ce n'étaient pas exactement ces mots mais tout comme). L'image qu'il a employée pour décrire la littérature-divertissement était on ne peut plus juste : c'est l'orchestre du Titanic qui continue de jouer pendant que le navire a déjà touché l'iceberg. Ce sont les milliers de bouquins qui sortent tous les ans pour nous occuper. L'autre littérature, qui voudrait conscientiser, elle fait ce qu'elle peut, elle essaye de "jouer plus fort" que l'orchestre du Titanic, mais si le public préfère écouter l'orchestre sur un plancher à 45°...

Clairement, je n'ai pas l'impression et encore moins la prétention d'être du bon coté de la littérature (je comprends très bien, rétrospectivement, le reproche de Dédé sur mes "aphorismes mous"), et je continue de croire que l'humain d'aujourd'hui ne peut pas raisonnablement passer ses journées et ses soirées à broyer du noir en se demandant comment sortir le monde - et soi-même - de la putain d'impasse. J'ai bien conscience de participer, le plus souvent, au divertissement, avec mes petits textes à la con, et je peux juste essayer de me dédouaner en argumentant que j'essaie un peu d'attirer l'attention sur ce que pourrait être le rapport à l'autre. Et puis j'ai mes limites. Mais ce n'est pas le lieu pour évoquer ça.

Ces petits paragraphes m'amènent - je ne l'avais pas prévu - aux quelques liens que vous, Salima, avez postés (merci) il y a quelques semaines. J'ai suivi les liens et votre action (le fait que vous ayez posté ça) poursuit, concrètement, son cheminement dans ma vie. Voilà au moins à quoi peut concrètement servir un site comme celui-ci.

J'aimerais être équipé pour écrire contre l'impasse, pour gueuler que le dormeur doit se réveiller, pour donner de l'espoir (si on n'a pas au moins ça, c'est même plus la peine de se lever), pour attirer l'attention sur l'iceberg (quitte à faire le clown pour qu'on regarde déjà le doigt qui montre l'iceberg), mais je ne me sens pas équipé et si demain je me sentais équipé, si je me sentais cette force, j'aurais à coup sûr l'impression de me prendre au sérieux. C'est indémerdable, Salima...

Salima Salam aime ce message

DédéModé
Je crains que vous sortiez du sujet, Thierry, mais je répondrai quand même à votre réflexion en quelques mots : tentons de faire les deux, mais surtout, ne restons pas silencieux. Je n'ai d'ailleurs jamais voulu dire autre chose que ça.

Bella, n'importe qui sachant lire et écrire est capable de donner son avis sur un texte, et le minimum que nous demandons au commentateur est qu'il dise, avec un minimum de précision, pourquoi il l'a aimé ou pas. Car un forum n'est pas qu'un simple panneau d'affichage, mais un lieu d'échange où l'activité cérébrale est bilatérale. C'est juste la condition sine qua non pour qu'il reste en vie.

Bella de Vnirfou aime ce message

avatar
C'est clair, aéré ; un modèle de ponctuation... Je voyais une autre fin du genre Virginia se fait emballer mais ! :Aaaaa28:

Thierry Lazert aime ce message

Salima Salam
Un de mes "Lazert" préférés.

Thierry Lazert aime ce message

Thierry Lazert
@Salima Salam
Merci d’avoir retrouvé cet introuvable ! Et pour le compliment !

Salima Salam aime ce message

Salima Salam
J'en profite pour glisser une remarque sur le choix de vos titres. Ils ne reflètent pas toujours (euphemisme) le contenu, hon hon hon  !!!

Thierry Lazert aime ce message

Thierry Lazert
@Salima Salam
Et voilà! Un titre qui va mieux, non ? :))

Salima Salam aime ce message

Salima Salam
Oui, sourire. Il vous plaît ? Je parie qu'il vous plaît pas.

Thierry Lazert aime ce message

Thierry Lazert
Si, si, il me plaît beaucoup. J’aime beaucoup penser à elle.

Salima Salam aime ce message

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