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Anna et le Médaillon

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10112023
Anna et le Médaillon

Anna et le Médaillon
 
 
La soirée fut une véritable bacchanale.
Je tente de cheminer simplement, sans savoir où je vais, le museau au vent, l’innocence en sautoir. Comme l’eau épouse la forme du contenant qu’on lui impose, je me fais agnelle blanche. La cécité morale protège de bien des culpabilités et mes restes de vapeurs d’alcool finissent par se disséminer dans les premiers chants des oiseaux des villes. Un début de journée parfait pour battre le chemin des écoliers. Mon errance m’a emportée dans un quartier que je ne connais pas et j’en descends les rues comme d’autres remontent des rivières inconnues. Le brouillard se lève à regret, s'accrochant encore aux murs de la petite église d'une place endormie. Ma raison me tire en arrière, ma curiosité l’ignore. Les épaules tombantes, je gravis les quatre marches qui mènent à la porte du temple. Elle est lourde, je suis obligée de pousser comme une forcenée. Elle finit par s’ouvrir dans un grincement hostile comme si ma présence n’était pas souhaitée et que cette résistance n’était pas dû qu’à son poids. Je passe sous les pilastres de l’entrée avec un sentiment presque respectueux. Mystique. Je frissonne. Les lieux sont glacés et y plane l’odeur diffuse de l’encens. Je remonte un peu la travée de la nef. Toute à ses dévotions, courbée sur un prie-Dieu usé par des générations de rotules, le regard perdu dans la voûte, une silhouette se signe. Est-ce que la prière est le refuge de l’innocent lorsque tous les autres appuis se sont dérobés ? Je me demande si les croyants en pénitence se mettent à genoux parce que ça fait mal. J’ai horreur de cette position, elle me rappelle trop de choses humiliantes de ma scolarité où l’on nous faisait nous mettre dans cette position dégradante sur une règle en fer pour nous punir. Ou peut-être faut-il laisser des plaies béantes pour comprendre les bienfaits de la cicatrisation ?
 
J’approche. J’ai beau être dotée d’une mémoire défaillante, sélective plutôt, il me suffit de voir une seule fois un visage pour le graver dans ma cervelle ajourée. C’est la femme à laquelle j’avais acheté un médaillon la semaine dernière à la braderie du port. Le nez tourné vers la voute, elle marmonne le Rosaire en égrainant son chapelet, le doigt à peine tremblant, mais les feux de son regard gémissent sa douleur aux ogives médiévales. J’ai l’impression de contempler la figure d’un écorché qu’aucun sculpteur, même avec la meilleure volonté, ne parviendrait à représenter, une aveugle qui regarde un miroir. L’indiscrétion force mes lèvres :
  Excusez-moi…
La femme manque d’en perdre l’équilibre. Elle devait se croire seule.
  Jésus Marie Joseph, vous m’avez fichu une de ces peurs !
Je la soutiens pour l’aider à se relever. Elle me domine d’une tête.
  Je suis désolée, je ne voulais pas vous faire peur.
J’ai en face de moi une femme à la corpulence d’ourse. Coiffée d’un chapeau noir, les yeux rougis d’avoir trop pleuré, elle me regarde à travers sa voilette de deuil.
  Que puis-je pour vous, mademoiselle ?
  Croyez-vous aux coïncidences ?
  Non. Pourquoi ? Nous serions-nous déjà rencontrées ?
  À la braderie des quais, il y a quelques jours.
Elle soulève sa voilette pour m’observer.
  Votre visage ne me dit rien.
  Et merde, j’ai filé mon bas sur ces foutus prie-Dieu !
Mon exclamation blasphématoire résonne sous les pierres de la chapelle. La femme sursaute.
  On ne s’habille pas ainsi pour aller à l’église, jeune femme !
  Ah ? On s’habille comment ?
  Pas comme ça. Et en plus, vous jurez !
Sa gourmande n’est pas très appuyée. Je crois apercevoir une amorce de sourire. Elle défroisse sa robe de popeline et me tend la main.
  Germaine.
  Anna. Voulez-vous aller prendre l’air deux minutes ? dis-je en lui offrant mon bras.
  Pourquoi pas.
Je ressors de l’église en compagnie de la grosse dame. Nous en faisons le tour jusqu’à la grille de l’enclos paroissial. Une lumière éclatante surgit à flots. Je cligne des yeux face au soleil. L’étendue gazonnée est parsemée de statues de personnages inconnus à ma maigre culture.
— Auriez-vous une cigarette ?
Je lui offre une de mes blondes et du feu. La femme tire une bouffée avant de se mettre à tousser comme une locomotive à vapeur.
  Je ne fume pas, mais aujourd’hui est un jour un peu spécial. C’est le premier anniversaire du décès de ma fille aînée.
  Je ne sais pas quoi dire à part vous présenter mes condoléances.
  Personne ne sait que dire des jours comme celui-ci, et c’est mieux parce qu’il n’y a rien à dire. C’est vraiment aimable de votre part. Voudriez-vous m’accompagner jusqu’à sa tombe ?
  Je vous suis.
Nous entrons dans l’enclos. Ladite sépulture est on ne peut plus sobre. Une simple plaque de marbre mordoré gravée de lettres noires et brillantes. Il y a quelques œillets d’Inde plus très vaillants dans un pot en grès. Rien d’autre.
  Je sais ce que vous pensez, elle n’est pas entretenue comme elle le devrait…
  Ce n’est pas moi que ça dérange.
  Dites-moi, c’est assez inhabituel de rencontrer des jeunes femmes de votre style à l’église.
  À vrai dire, je ne vais jamais à l’office, encore moins dans ce quartier.
  Qu’est-ce qui vous y a amenée si ce n’est pas indiscret ?
  Le hasard, en fait. J’y suis entrée sans m’en rendre compte, j’étais un peu perdue dans mes pensées. Mais, vous savez, je suis si étourdie que j’ai même oublié d’avoir une adolescence.
  Vous êtes assez caustique pour votre jeune âge !
  J’ai cultivé ça très tôt.
  Asseyons-nous un instant.
Nous prenons place sur un banc près des grilles basses qui enserrent le petit cimetière. Sous la ramure d’un grand sycomore, la lumière brisée du soleil effleure une vieille croix celtique barbue de lichen, lui conférant une émouvante et solennelle sensation d’éternité. Dans une fissure, un lierre a entrelacé ses bras vigoureux, effritant le granit comme du sucre. Le triomphe du végétal sur le minéral, du vivant sur l’inanimé. Étrange parabole pour une nécropole. On dit que les pierres sont muettes, mais chacune des tombes qui parsèment l’herbe tondue de frais a peut-être une histoire à raconter. Comme pour ne pas déranger les défunts dont les noms sont déjà à moitié effacés, je baisse la voix :
— Parlez-moi de votre fille. Comment est-elle morte ?
  Elle a mis fin à ses jours.
  Ah…
  Violaine était une artiste, elle dessinait des caricatures et des illustrations pour plusieurs journaux et magazines. Elle gagnait plutôt bien sa vie, mais sa véritable passion, c’était la sculpture. Petite, déjà, elle taillait des statuettes magnifiques dans tous les morceaux de bois qu’elle pouvait récupérer à droite et à gauche. Elle avait de l’or dans les mains selon les connaisseurs. Pour moi, c’était une pierre jetée hors de la route par la roue du destin.
  Comment cela ?
  Elle n’était pas le levain de l’amour, juste la conséquence d’une de mes fautes de jeunesse. Sa naissance a été difficile, nous avons failli mourir toute les deux comme si Dieu m’envoyait un message afin de me punir pour mes péchés.
  Vous vous sentez coupable ?
  Je le suis. Même si je lui ai donné ce que j’ai pu, toute sa jeunesse, elle a manqué d'assurance, privée d’affection parce que mon mari était un vrai borné, et moi, une mère sans solidité qui n’avait pas la volonté inflexible d’inverser le cours des choses.
  Il la battait ?
  Pas du tout. Robert n’est pas un mauvais homme. Il a même veillé à ce que ma fille ne manque de rien du point de vue matériel. Pour le reste, hélas, la porte était fermée. Violaine était la croix que j’avais à porter seule, je l’ai acceptée. Tout est ma faute.
  Je ne suis pas certaine qu’il soit nécessaire de se fustiger, surtout que ça ne la fera pas revenir, n’est-ce pas ?
  Vous avez raison, Anna, mais c’est ma pénitence. Je me dis souvent que le monde n’était pas encore prêt à accueillir un être comme elle. Je ne sais pas si vous pouvez comprendre, je suis un peu confuse...
Nous fumons une autre cigarette. Je réalise que si l’on emploie les mots orphelin et orpheline pour ceux et celles dont les parents sont décédés, veuf et veuve pour les conjoints, il n’y a pas, à ma connaissance, de terme pour celui ou celle qui a perdu un enfant. Le vocabulaire, c’est comme les boutiques de frusques au rabais, on n’y trouve pas toujours chaussure à son pied.
  Vous savez, Anna, quand on a porté des mois durant un enfant, on le porte un peu toute sa vie. On croit même le connaître aussi bien que soi, et puis un beau jour, d’un geste, tout ce à quoi l’on tenait pour indestructible s’écroule à vos pieds.
  Germaine, vous devez penser que je suis encore trop jeune pour appréhender certaines choses.
  Assurément.
  Laissez-moi néanmoins vous dire une chose : d’où je viens, il y a un grand homme qui a dit que l’on n’enseignait pas ce que l’on savait mais ce que l’on était.
Je laisse ma phrase s’évanouir dans un silence pensif. Comprenne qui pourra, me dis-je en regardant la grosse dame froncer les sourcils.
  Êtes-vous croyante, Anna ?
  Je ne sais pas.
  Avez-vous déjà perdu quelqu’un de proche ?
Je secoue la tête.
— J’ai fait en sorte de ne jamais avoir quelqu’un à perdre.
— Il faudrait peut-être clarifier votre conscience à ce sujet ?
  Probablement… Seulement, c’est déjà trop tard, Germaine. Qu’essayez-vous de me dire ?
— Que ça peut paraître injuste, mais cette fichue gamine m’a laissée seule. Celui qui survit ne peut en vouloir au mort, même si parfois on aimerait pouvoir avoir la chance de se soulager de cette façon.
Je reste coite, je ne sais pas quoi lui répondre. Onze heures retentissent au clocher de l’église. La femme se lève avec une souplesse étonnante pour sa corpulence.
— Je vais devoir y aller. Les morts, c’est une chose, mais les vivants ont encore besoin de moi. Ça a été un vrai plaisir de bavarder quelques instants avec vous.
— C’est partagé.
— Je vous souhaite une belle journée, Anna, et si je peux me permettre, ne gâchez pas votre vie comme moi à poursuivre des fantômes.
— Je vous promets d’y penser. Adieu, Germaine.
 
Elle disparaît dans la tache de soleil qui éclabousse le cimetière. Je demeure seule, les yeux perdus sur le silhouette cahotante de cette femme inconsolée qui s’estompe déjà. Je ne pense pas qu’elle le fasse pour se reconnecter avec l’humanité, avec des espérances si lourdes qu'elle pourrait frémir à l’idée même de s'y accrocher. Non. Je pense qu’elle rentre car il faut toujours rentrer, et comme elle l’a si bien exprimé : les vivants ont tout autant besoin d’elle que les morts. Sa fille n’est plus qu’un petit tas de poussière au fond d’une boîte de bois. Seuls les souvenirs demeureront. J’ai envie de rester encore un moment à l’ombre des sycomores pour réfléchir deux secondes aux paroles échangées durant cette brève rencontre. J’aurais certainement pu me confier davantage, c’est toujours plus facile avec des inconnus, mais je préfère penser qu’elle a saisi des choses à travers mes silences. Le silence c’est peut-être la clef de beaucoup de choses. Ceux qui professent dans ces églises froides et dures le savent bien, les dévots sont comme les enfants, difficile de leur mentir, ou trop simple. Autant se taire et envelopper de brumes mystérieuses le chemin des âmes égarées. Je sors le médaillon de mon sac à main pour l’observer à la lumière. Je crois que c’est du vermeil, la dorure est passée à quelques endroits, là où il a certainement été longtemps en contact avec la peau. Peut-être un médaillon de baptême, quelque chose dans le genre, parce qu’il me semble  vaguement discerner une figure auréolée. J’ai la soudaine intuition qu’il appartenait à sa fille. Mais pourquoi se débarrasser d’un objet aussi précieux ? Je suis confuse. À moins qu’une volonté supérieure ait voulu qu’elle m’échoie ? Je l’emprisonne dans ma paume pour tenter de ressentir quelque chose. Rien. Je ne dois pas être assez pieuse ni suffisamment digne pour le conserver. Je le remets dans mon sac. Je crois que je reviendrai à la petite église un jour ou l’autre, et je déposerai le médaillon sur un prie-Dieu en souhaitant qu’il soit trouvé par des mains plus méritantes.
 
Il est temps de rentrer.


Dernière édition par Marquise le Ven 10 Nov - 16:22, édité 2 fois

Salima Salam, Thierry Lazert et Jihelka aiment ce message

Commentaires

Salima Salam
Anna ou Juliette ? Coi ou coite ?

J'aime beaucoup votre façon d'écrire.

Marquise aime ce message

Marquise
Ah voui, j'ai changé le prénom, ça sonnait mieux, j'ai dû laisser traîner un Juliette quelque part, je vais regarder. Mère Scie.

Salima Salam aime ce message

Thierry Lazert
J’aime bien cette écriture que je trouve riche et cette narration fluide.
J’aime aussi le mystère qui entoure le médaillon, juste assez pour laisser le texte ouvert. Et je suppose que la résistance de la porte n’était pas due qu’à son poids ;-)

Marquise aime ce message

Marquise
Merci Thierry pour ta lecture et ton com bienveillant 😌 Oui, tu supposes juste 😉

Thierry Lazert aime ce message

Jihelka
J'étais passé côté de celui-là. La prose vous va bien,
comme je le pensais déjà pour avoir lu le joli texte 
sur le jour d'hiver et de glace.
À quand un poème en vers libre ?

Marquise aime ce message

Marquise
En fait je suis davantage novelliste et romancière que poétesse (même si je trouve la poésie assez ludique et amusante à faire).

Une poésie en prose ? Beuh.. OK, donnez moi un thème et je m'y colle  rabbit
Jihelka
Pas en prose, en vers libres. 
Le poème en prose, c'est de la prose poétique.

Jihelka aime ce message

Marquise
Faut que ça rime mais que ça soit pas carré, c'est ça ?

Jihelka aime ce message

Jihelka
Non, la rime n'est pas demandée.
Exemple :

La vie privée (Denis Vanier)

J'ai mal au coeur
de tant aimer ce fruit invertébré,
je suis malade de toi
comme l'on dit d'une blessure
qu'elle est finale ou mortelle

il faut pardonner à la beauté
comme à un chien
qui mord en pleurant

Marquise aime ce message

Marquise
Je vois, je vais essayer de m'y coller :-)
Jihelka
Des poèmes en prose, il y en a des beaux dans "Le spleen de Paris" de Charlie Baud'.

Marquise aime ce message

Marquise
Ah ça, en poésie, il n' y a rien au-dessus de Charles...
Jihelka
Ceci dit, le "Vie privé", on peut l'écrire en prose. C'est peut-être pas le bon exemple.


J'ai mal au coeur de tant aimer ce fruit invertébré, je suis malade de toi comme l'on dit
d'une blessure qu'elle est finale ou mortelle. Il faut pardonner à la beauté comme à un chien
qui mord en pleurant.

C'est de la prose poétique...
Jihelka
Moi, j'aime bien faire des vers inégaux rimés.
Genre :

La science désarçonnée

L'auguste savant
Au savoir éminent
Et au crâne proéminent,
Enfourche crânement
Sa machine 
À remonter le temps,
Laquelle,
Ruant sauvagement,
Traîtreusement
Et inexplicablement,
L'envoie se casser trois dents
Contre le mur du présent.


Dernière édition par Jihelka le Ven 17 Nov - 16:12, édité 1 fois
Marquise
Oui, c'est autre chose que la poésie rimée et proprette, ça appelle des sensations et une préhension de l'esprit différentes... Je vais creuser dans cette voie-là ;-)
Jihelka
Où qu'est passée Marquise ?
Salima Salam
Je me demande aussi. C'est tout vide sans ses incommensurables pensées. Elle a disparu en même temps que Dédé. Du coup, on peut se demander si ce n'est pas une seule et même personne derrière deux pseudos. Dr Jekyll et Mister Hide. Mais juste ici on aurait Mr. Hyde et Mrs Hyde, ou truc comme ça.

Jihelka aime ce message

Marquise
Toutes mes confuses, je n'ai pas été très présente ces derniers temps... Je ne suis pas Dédé la Chignole non, plus ;-)

Salima Salam, DédéModé et Jihelka aiment ce message

Ninn' A
Yo, salut !

Marquise aime ce message

Salima Salam
Marquise ! Vous de retour ! La bonne surprise ! Vous nous avez manqué.
Petit arrêt grammatical :
Puisque vous n'êtes que vous seule, et non vous + Dédé, j'utilise le vous de majesté pour m'adresser à votre personne seule.
Du coup, j'utilise le nous de majesté pour moi seule. 

Quoi de neuf ? Avez-vous écrit en cette nouvelle année ?

Marquise aime ce message

Marquise
J'ai été plutôt fainéante occupée à d'autres choses mais je vais revenir à mes gribouillis ASAP 😀
Jihelka
Salut la jeunesse !☺

Marquise aime ce message

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