Un sol rocailleux, sablonneux, poussiéreux, ocre clair et sans fin, face aux douloureux rayons de soleil zénithaux de cette partie Sud du Nouveau Mexique. Écrasées contre la terre pierreuse, les semelles gris sale faites d’un cuir en trois épaisseurs et, à l’arrière, les talons fuyants vers l’avant, typiques des santiags. Des pieds et des montants de bottes en peau de serpent à fines écailles en un camaïeu d’ivoire et de noir. Dans les bottes, un pantalon en toile épaisse de Nîmes, avec, aux genoux, de larges trous d’usure et plus haut, sur les cuisses, des taches sans couleur, de gras, de terre, ou de sang. Sur les bords des poches de devant, de la sueur mexicaine. Un flingue à la ceinture, du côté droit. Un veston beige trop petit et une chemise rouge au coton grossier.
Une imitation de stetson protège du soleil énervant la tête fatiguée d’Incar. La Mexicaine a beau mesurer six pieds de haut, elle n’est pas plus à l’abri du soleil que quiconque et il reste beaucoup de chemin à parcourir avant le village d’après. Alors elle marche en s’économisant, lentement. On est au début de l’été, le jour est long et elle peut arriver au village avant la nuit.
Les cheveux d’Incarnation viennent de lui fouetter violemment le visage : une rafale de vent inattendue, suivie d’une deuxième puis d’une troisième. Les rafales sont surprenantes de force. Elles arrivent quasiment sans discontinuer : c’est le début d’un ouragan comme on en voit de temps en temps dans la région. Du sable, maintenant, attaque sa figure, l’obligeant à fermer les yeux et la bouche. Son stetson ne tient à son cou que grâce au cordon et il est balloté de tous côtés, au gré des rafales. Elle commence à se demander combien de temps elle pourra supporter ces conditions. Combien de miles elle pourra marcher avec cet ouragan. Avec de la chance, il ne fera que passer et durera moins d’une demi-heure. Sinon, elle peut s’attendre à plusieurs heures de vent violent. C’est impossible à prédire. En attendant, Incar a, malgré elle, ralenti le pas. Elle est obligée de baisser la tête et son corps entier lutte contre le vent. Le sable a fini par s’introduire dans ses vêtements par les moindres interstices, et brûle sa peau par endroits sous l’effet des frottements. Chaque minute devient plus douloureuse que la précédente et il faut pourtant marcher si elle veut arriver au village avant la nuit. C’était possible dans des conditions normales, quand seul le soleil gênait ; ça ne l’est peut-être plus maintenant, ralentie comme elle l’est par les bourrasques, le sable et les brûlures.
Imperceptiblement, au loin, un bruit apparaît. En quelques secondes, le bruit est de plus en plus clairement identifiable : c’est une diligence tirée par deux chevaux qui approche derrière elle. Elle est encore loin et Incar n’est pas sûre d’être toujours sur la route, avec ces nuages de sable qui gênent la vue. Le bruit se faisant de plus en plus proche, l’espoir est permis. Enfin, bientôt la diligence est là, qui s’arrête près d’elle.
« Hello ! Vous montez ? », crie le cocher.
« Je ne peux pas refuser une invitation pareille ! », répond Incar en criant elle aussi, « Merci ! ».
Elle grimpe à bord de la diligence pour se retrouver en compagnie de six personnes, dont trois doivent se serrer un peu pour lui faire de la place. Les chevaux redémarrent. Les œillères protègent leurs yeux du sable qui vole, mais pas complètement, aussi le cocher n’exige-t-il pas d’eux une vitesse normale. Le véhicule évolue lentement, très lentement, mais Incar est maintenant assurée qu’elle sera arrivée dans une heure, deux tout au plus. C’est une voiture ouverte et le sable empêche de parler : les passagers se regardent ou s’ignorent, certains essayent de dormir. Quatre femmes et deux hommes, plus maintenant Incar, sont à bord. Le cocher est un homme petit, barbu et presque chauve. Incar a à peine eu le temps de voir son visage. Elle le verra au village, quand elle paiera sa course.
Après quelque chose comme six ou sept miles, le vent se met à tomber, pour finalement s’arrêter tout à fait de souffler. Le sable ayant fini de voler, le cocher arrête la diligence et va nettoyer les yeux de ses chevaux, puis il remonte sur son siège et fait redémarrer la voiture. Il peut maintenant demander aux bêtes une allure de croisière normale.
Les passagers sont tout affairés à considérer – discrètement, croient-ils – la taille si inhabituelle de la Mexicaine qui les a rejoints en route. Incarnation à l’habitude des regards posés sur elle, mais cette fois, c’est aussi l’étrangère qu’on regarde. Ses traits ne cachent rien de ses origines hispaniques. Mais depuis l’accalmie, les passagers se sont mis à parler et les compagnons de route d’Incar sont surpris par son anglais qui, lui, en revanche, est la preuve d’un contact privilégié avec la langue. Pas une once d’accent mexicain, un phrasé et des idiomatismes purement américains, de quoi bluffer n’importe quelle oreille cent pour cent yankee.
Un des occupants de la voiture, presque aussi grand que la Mexicaine, se montre formidablement curieux :
«Et vous, Miss, voulez-vous nous dire ce qui occupe vos journées ?».
Incar, nonchalante :
«Je m’occupe de mystères, Sir».
Le cocher crie :
«London à l’horizon !».
C’est suffisant pour sauver la face du grand blond en permettant à tous de se concentrer soudainement sur la proximité du village, le temps de route qu’il doit rester, la famille ou les amis qu’ils vont retrouver.
Thierry Lazert aime ce message
Salima SalamJeu 14 Déc - 20:33