Tous égo
Quadrilogie par
1. Double
Je me soupçonne d'avoir une double vie. Tous les matins, je me découvre devant le même tableau bizarre. Il me représente. C'est moi, exactement moi, un moi totalement identique qui me regarde fixement, face à moi, dans l'eau profonde du miroir. L'autre sourit en même temps que moi. Il me montre ses belles dents. Il a l'air de dire qu'il vend du bonheur ; or, je suis ordinairement triste. Il a sûrement une femme, des enfants, un travail intéressant, une position sociale enviable, de l'intelligence, de l'esprit, du temps libre, alors que moi je trime. Du matin au soir. Jusque très tard. J'enchaîne les petits boulots. Je m'occupe d'abord des caddies de l’hypermarché. Je les dispatche pour que les clients, eux, n'aient pas à courir. Ensuite, je distribue des prospectus, de mon magasin ou de la concurrence, parfois le même jour - c'est un peu idiot évidemment. Peut-être que sans le savoir, je me retrouve, par le plus grand des hasards, devant la maison de mon autre moi ? Peut-être qu'il dirige un magasin ? Mais a-t-il besoin comme moi d'un double expresso pour finir sa journée ?
2. Doublé
On peut dire que j'ai réussi un doublé. D'accord, je ne joue pas dans une équipe de football, mais je suis désormais le gérant de deux magasins. Qui d'habitude se font la concurrence. C'est un peu idiot évidemment. Mais c'est comme cela qu'on devient deux fois plus vite deux fois plus riche. C'est amusant d'avoir deux fois plus de pauvres à son service. Depuis quelques matins, je souris à pleines dents devant le miroir d'argent de ma réussite. Je suis de plus en plus beau. J'adore prendre le temps de me coiffer. Je suis un patron play-boy. Je me suis fait une teinture, et je me laque. Tout va donc pour le mieux dans le meilleur des mondes. Le seul hic, c'est cet employé. Il rangeait les caddies du premier magasin. Maintenant, comme il suffit de traverser la route, il s'occupe aussi de ma deuxième acquisition. Il est sérieux et appliqué, c'est sûr. Il a suffisamment peur de perdre son « taff », c'est encore plus sûr. L'embêtant, c'est qu'il distribue en plus mes prospectus. Je le vois tous les soirs devant ma demeure, contemplatif, et il me ressemble comme deux gouttes d'eau.
3. Doublon
J'ai trouvé ce matin un doublon dans la fente d'un caddie. Une vraie monnaie espagnole ! Du seizième siècle ! Toute belle encore ! Belle de sa valeur et de son or ! Je l'ai mise dans ma bouche - comme on fait dans les films. Je ne me suis pas cassé de dents, je n'en ai plus. Je me la suis aussi collée à l'oreille comme un coquillage. J'ai entendu des entrechocs, d'autres pièces, resserrées... dans une aumônière peut-être, puis des voix, rocailleuses, hispaniques, anciennes - et humble, un « Gracias ». Un pauvre sans doute, d'autrefois et d'ailleurs, qui a imprimé ce mot sur le petit disque de cette antique charité. Je l'écoute, aujourd'hui, sur mon gramophone auriculaire de prolétaire. Je ne divague pas. Toute la journée, je dis « Gracias » à mon tour. « Gracias » au soleil ! « Gracias » à la fraîcheur du vent ! « Gracias » aux belles ombres qui répètent la géométrie du magasin ! « Gracias » au directeur du personnel qui m'a embauché parce qu'il ne trouvait personne d'autre pour ranger des caddies ! « Gracias » au patron qui possède déjà l'enseigne concurrente, et qui vient de racheter celle où est apparu une fois un doublon, sans qu'on cherche fortune.
4. Doublure
Je cherche une doublure de toute urgence. Quelqu'un qui soit moi sans être moi. Un pauvre de préférence, qui jouera au riche sans y croire vraiment mais avec tout son cœur, tout ce qu'il aura. Il faudra qu'il me ressemble, pas trop... qu'il ne lui vienne pas l'idée de me remplacer définitivement. C'est que j'ai peur, j'ai déjà un double, un de mes employés. Celui qui range mes caddies. Or, depuis qu'il a trouvé ou volé un doublon espagnol, il sourit comme moi. Je crois le voir, tous les matins, devant ma glace. Ce faux riche, ce parvenu, cet imposteur, ce fils de je ne sais qui, cet étranger, ce comédien qui se grime pour être plus moi que moi, qui attend son heure, ce moment terrible, prémédité, cette opportunité calculée : la dague de son arrogance dans mon cœur enfoncée, la bave aux lèvres, jouissant de me tuer, de me voler tout, tout mon être. Depuis quelque temps, il a un deuxième emploi, il distribue mes prospectus, le soir. Je l'observe dans ma rue, la dernière de sa tournée. A vingt-et-une heures sonnantes, il se tient devant ma boîte aux lettres : il sourit de plus belle.
Dernière édition par DédéModé le Dim 30 Juil - 7:51, édité 1 fois