Court-circuit
La sortie des classes, petit highlight dans la journée de bien des désœuvrées, j'y étais aussi, mais moi pour la bonne cause : mes enfants. Et ça piaillait, ça jacassait, ça croassait. Pour ça que j'évite d'arriver en avance, je limite le temps de contact avec la plèbe. Bon, à son habitude la Carole m'est tombée dessus, une désœuvrée du genre caqueter avec les mamans, roucouler avec les papas. Donc Carole la grande inquisitrice me demande ce que j'ai préparé pour le midi, ce que je compte préparer pour le quatre-heures, si j'ai vu le coin promo du supermarché d'en face, quel âge j'ai. Ah ! Ah mais ça devient perso... Et moi j'aime pas cette question. Toutes les questions auxquelles on répond par des chiffres, ça te laisse pas de marge de manœuvre, ça te quantifie et classifie, genre le salaire, le poids, etc. Donc mon âge ?
Petit aparté : il est hors de question que je donne mon âge à la Carole, alors je peux l'envoyer paître, mais je suis d'humeur pacifiste aujourd'hui. Je peux lui dire moins, mais c'est du surfait, et puis après elle me sortira que je parais plus que ça, et bon, sans être trop portée sur la question vanité, il y a des remarques dont je me passe. Je peux lui dire plus, et c'est ce que je fais.
Je lui balance cinq années de plus dans la gueule. Mais voilà, des caroles, ça ne s'essouffle pas si vite. Tu les as eu sur le tard, qu'elle me fait en montrant de la tête les classes d'où sortent des voix d'enfants. « Bin », je lui réponds. Je ne dis rien de plus, il n'y a rien à dire, je commence à regretter de ne pas avoir été belliqueuse d'entrée. Tu les fais pas, qu'elle ajoute, cette tarte, légèrement penchée en avant comme pour me compter les pattes d'oie au coin de l'œil. « Bin », je lui répète. Merde, je me dis en mon for intérieur. For intérieur en ébullition d'ailleurs, qu'est-ce que ça fait chier ces sorties de classes. Tu les fais vraiment pas, elle répète, un brin irritée. Bon, comme j'ai dit, je ne suis pas vaniteuse, mais c'est vrai que les cinq de plus je ne les fais pas.
Et là, court-circuit, je ne sais pas ce qui m'est passé par la tête. Je lui dit, de ce ton d'intimité féminine, voix plus basse pour annoncer la confidence, élocution légèrement niaise : « ouai, mais nan, je sais, mais bon, ça vient pas tout seul ce résultat. » Hin ? qu'elle fait. « Ouai, j'ai un secret de beauté. » Ah ! qu'elle expectore, avide. « Mais bon, c'est un secret, quoi, ça se raconte pas les secrets. » Elle devient un tantinet venimeuse, elle a peur que le secret lui échappe. Je te la marine encore quelques instants, et je te lui sors la plus grosse connerie que j'ai jamais dite de toute ma vie. C'est dire. « C'est l'urothérapie. » Alors là, je lui laisse pas le temps de se remettre, ma main posée sur son avant-bras, je lui récite tout ce que je viens de lire chez le dentiste dans un magasine santé alternative, lui vante les bienfaits de l'urine, il faut récolter l'élixir de mi-miction, ni le premier jet, ni la dernière goutte, encore tiède, en lotion, en cataplasmes, en massage, en boisson... Merde. Comme quoi des fois vaut mieux se taire. Et avec le recul, je suis bien heureuse de ne pas lui avoir parlé de cacothérapie. Mais le pire est à venir.
Les fois d'après, je me garde bien de me pointer trop tôt, j'attends au coin de la rue, faisant semblant d'être plongée dans le smartphone, et dès que les enfants paraissent, je cueille les miens tout pépiants et on file. Comme ça, la Carole qui me guette a seulement le temps de me faire un geste de la main et un sourire entendu. Et moi je me demande bien ce qui se cache derrière ce sourire entendu. Cette pie fielleuse... Je suppose qu'elle est allée répéter à qui voulait l'entendre tout mon baratin sur la fontaine de jouvence. J'envisage déjà de scolariser mes enfants dans une autre école, de préférence un autre quartier bien lointain.
Elle finit par me coincer une fois où j'étais inattentive. Elle est radieuse. Je ne l'ai jamais vue si... Je suis encore en train de chercher le mot adéquat, que déjà elle me révèle son secret, c'est le mien, elle s'y est mise, c'est dégueulasse, Carole... Non... Pas ça, Carole... Merde...
InvitéMar 19 Oct - 9:51